«Le marketing porte en lui-même, par
définition, toutes les caractéristiques d’un comportement éthique» J.-P. Helfer
Le marketing est devenu, plus que
jamais, une nécessité pour toute organisation moderne. Il n'est pas pour autant
exempt de critiques et de réprobations. De là, l'entreprise peut-elle assumer
une sorte de responsabilité sociale
? Un marketing à visage humain est-il possible ?...
Malentendus et tromperies
Le marketing est supposé suggérer un
moyen, une façon de satisfaire les besoins, au mieux des intérêts de
l'entreprise. Nous avons noté dans un article antérieur qu'il peut être utilisé
à des fins plus ou moins morales. (1) On lui reproche notamment de
raccourcir à dessein la vie des produits, de faire passer pour des innovations
des changements mineurs ou factices, de manipuler les prix en proposant des
baisses illusoires, de mettre sur le marché des articles déficients ou même
dangereux, de favoriser dans les grandes surfaces les achats irréfléchis,
d'émettre des informations ambiguës ou trompeuses (étiquetage, dépliants...),
etc.
En particulier, on reproche à la
publicité d'envahir les foyers par des messages aliénants, de focaliser
l'attention sur le clinquant et le faux-semblant, de farder le superflu pour le
rendre indispensable. L'annonce qui invite à la consommation s'adresse au
subconscient. Le destinataire est conditionné, répond par des réflexes à des
incitations émotionnelles répétitives. La publicité cherche à jouer sur les
sentiments et les pulsions du consommateur ; elle s'ingénie à séduire et faire
rêver. Elle pousse la masse à des achats qui, dépassant le cadre de besoins
réellement ressentis, touchent un domaine obsessionnel. Une tendance factice
prend forme. Le crédit est de plus en plus justifié par des besoins
incontrôlés.
Depuis longtemps, on a pris
conscience que la philosophie axée sur le marketing peut déboucher
sur des outrances. Ainsi, nombre de produits recherchés par
l'individu sont susceptibles de porter atteinte à sa santé et son bien-être
(fast-food, tabac, sucreries...) ou de nuire à l'environnement (détergents non
biodégradables, emballages non récupérables...). Dans le monde entier, l'image
de Coca-cola est celle
d'une compagnie qui produit des boissons gazeuses en réponse aux désirs du
public. Pourtant ces boissons contiennent de la caféine, du sucre et de l'acide
phosphorique – des substances néfastes pour les dents. Elles sont vendues dans
des bouteilles non consignées et non biodégradables, représentant un danger
pour l'environnement.
Les faits donnent à penser que
l'acte productif ne se justifie pas partout et en toutes circonstances. «Aujourd'hui nos rues sont de plus en plus
encombrées par la circulation, nos réfrigérateurs regorgent de nourriture et
nos armoires de vêtements ; tant et si bien que la production de la société
paraît de plus en plus superflue...». (2) Ce constat alarmant,
formulé il y a plus de trente ans, n'est-il pas toujours d'actualité ?
Le marketing aurait donc des «effets
secondaires» contestables : les sollicitations persuasives ou sous
pression, le conditionnement de masse, la prolifération de produits inutiles,
les excès de glucides et de lipides, le gaspillage inquiétant des ressources
non renouvelables... Tout compte fait, en matière de déontologie, les
responsables du marketing ne jouissent pas d'une bonne réputation. L'image
négative tient aux pratiques moralement contestables adoptées par la profession
et surtout au fait que l'activité marketing est la seule qui soit perçue
directement par le grand public. Comme
le relève Helfer, «on, assimile tellement aisément marketing et commerce,
marketing et publicité que les éléments les plus voyants de toutes les actions
de l’entreprise sont facilement pris comme emblèmes de ce qu’il convient de ne
pas faire». (3)
Autour de
nous, les exemples sont légion. Les opérateurs de téléphonie axent leurs campagnes de promotion
sur des données floues ou incomplètes. Telle marque de shampooing, pour accroître la
quantité consommée, recommande de se laver les cheveux deux fois consécutives. Telle
autre multiplie les références alors que quatre pourraient suffire à satisfaire
tous les types de besoin. Il vous en coûtera de lire l'étiquetage d'un paquet
de biscuits : le texte est microscopique et le poids est dissimulé sous le pli
de l'emballage.
Partout au Maroc, le défaut
d'affichage des prix est à l'origine de malentendus et tromperies permanents. Dans les grandes surfaces, presque tous les prix affichés
se terminent par 9 ou/et par les décimales 95 ou même 99. Cette pratique, très
répandue (appelée odd pricing), a pour
but de maquiller le prix, de camoufler le seuil auquel
le consommateur est censé renoncer à l'achat. De plus, il n'est pas rare
que le prix requis à la caisse soit plus élevé que celui indiqué en rayon. (4)
Par ailleurs, un distributeur de matériel informatique comme Surcou affiche
ses prix hors taxes sur les panneaux, mais
s'arrange manifestement pour que les lettres HT ne soient pas visibles. Les clients
potentiels, habitués aux prix TTC, se trompent à tous les coups. Une fois dans le magasin, on leur
dira bien que le prix est hors taxe, mais ils seront déjà "ferrés" (attrapés
à l'hameçon).
De là, quantité de questions
viennent à l'esprit : si le marché renvoie à l'idée de souveraineté du
consommateur (comme l'enseigne la théorie de l'économie de marché), comment
expliquer les situations innombrables de mécontentement et de frustration ? Les
gens ne sont-ils pas instamment poussés à acheter des produits quasiment
inutiles ou même nocifs ? La libre concurrence peut-elle réussir à éliminer
ceux qui trichent, qui se livrent à des dissimulations frauduleuses, qui
trompent le consommateur ? Une entreprise qui répond strictement à des besoins
individuels agit-elle dans l'intérêt de la collectivité ?
Vers un marketing éthique
A une époque de standardisation à
outrance et de propagation de désirs socialement néfastes, on a commencé
à s'interroger sur le bien-fondé de l'optique marketing. On a pris conscience
qu'elle ne tient pas compte de l'antagonisme latent qui peut exister entre
l'acte d'achat et l'exigence du bien-être individuel et collectif. L'objectif
de production ne recouvre pas, tant s'en faut, celui de la satisfaction des
besoins sociaux. Ainsi, l'action marketing semble opposée à l’esprit
d'éthique, comme si ces deux impératifs étaient inconciliables…
Le concept de marketing sociétal
est né de ces préoccupations. C'est une optique relativement récente qui
consiste à satisfaire les désirs du marché cible, tout en préservant et en
améliorant le bien-être du consommateur ainsi que celui de la collectivité
dans son ensemble.
Selon les tenants de cette approche,
la mission de l'entreprise n'est pas seulement de produire des biens et
services, de satisfaire les besoins des clients (compte tenu de la rentabilité
attendue), mais également de respecter leur intérêt. Une chaîne
de télévision généraliste, pourrait-elle privilégier les feuilletons légers et les
émissions de divertissement si les préférences apparentes de la masse de
téléspectateurs vont dans ce sens ? Pourrait-elle négliger sa mission de
répondre aux aspirations (latentes) de la population en matière d'information,
de culture et d'éducation ?
Le marketing sociétal est une
optique ambitieuse, un grand défi. L'idée est désormais de considérer l'aspect
conflictuel des désirs humains. Il n'est que de voir de nos jours la tendance à
satisfaire la gourmandise (chips, friandises...) au détriment d'une
alimentation saine, à fabriquer des voitures puissantes à moteur diesel au
détriment de la sécurité routière et du cadre de vie. Vu les prouesses
réalisées en matière de performance et de confort, l'automobiliste n'est-il pas
porté à moins de prudence et de retenue ? Les nouveaux véhicules atteignent des
vitesses de plus de 200 km/heure et les utilisateurs – convaincus d'être
protégés par une technologie de pointe – ont tendance à s'inscrire dans une
logique de compétition.
Le fast-food satisfait le besoin d'une nourriture rapide,
parfaitement propre et bon marché, mais les hamburgers contiennent beaucoup de
calories et de graisses saturées. Les mets servis dans les restaurants McDonald's,
en particulier, sont contestables d'un point de vue diététique. D'aucuns
pensent qu'à la longue ils sont néfastes pour la santé. Aux Etats-Unis, où 40 %
de la population souffre d'obésité et d'autres maladies liées à l'alimentation,
le leader mondial de la restauration rapide est très critiqué. On se rappelle
qu'en 2004, sous la pression des nutritionnistes et des associations de
consommateurs, il avait décidé de supprimer ses menus les plus copieux
(portions géantes de frites et de boissons sucrées) dans ses 13.600 restaurants
locaux. Bien avant cela, en 2002, il avait affiché sa volonté de contribuer à «un
style de vie équilibré», en introduisant des laitues, des yaourts et des
salades de fruits. Un jour viendra vraisemblablement où le nombre de calories sera
indiqué sur les menus...
Autant dire qu'il ne s'agit plus de
flatter «le vice» mais de conforter «la vertu». Un mouvement de
moralisation des affaires semble prendre naissance. L'entreprise qui se
préoccupe normalement des désirs des consommateurs et des conditions de
rentabilité ne saurait sacrifier les intérêts de la société dans son ensemble.
La satisfaction des individus doit répondre à une sorte d'optimum collectif.
Autrement dit, il s'agit de tenir compte des intérêts à la fois du
consommateur, du producteur et du citoyen.
Pour remplir leur rôle traditionnel,
les industriels doivent encore sauvegarder les richesses naturelles de la
collectivité, contribuer à l'amélioration de la qualité de vie, aller dans le
sens de l'épanouissement des hommes... Le propos semble prendre une allure
romantique, mais il ne faut pas s'y tromper. La notion d'écotourisme (ou
tourisme durable) est née de ces préoccupations en matière d'éthique, de
respect envers les milieux naturels et les communautés. L'idée en principe est
de répondre à la fois aux besoins des touristes et à ceux des sociétés qui les
accueillent. (5)
L'entreprise
s'efforce donc d'atteindre ses objectifs, tout en assumant une certaine responsabilité sociale. Le bien-être individuel
et collectif, la contribution à la situation de l'emploi, au développement des
compétences, à la lutte contre la pauvreté sont aussi son affaire. En 2009, Jet
Sakane était le premier promoteur immobilier marocain à recevoir le label CGEM
pour la Responsabilité Sociale de l’Entreprise… Les opérations humanitaires
sont légion dans les secteurs de la grande distribution, des produits d'hygiène,
de la banque, des produits pharmaceutiques, de la téléphonie, de
l'informatique, des produits alimentaires, du ciment. (6) Bien que les
campagnes caritatives ne soient pas totalement désintéressées, les divers
intervenants témoignent d'un esprit d'éthique, de la volonté d'adhérer aux
préoccupations sociales et économiques du pays.
En fait,
si l'éthique trouve son terrain d'expression le plus sensible dans le social et
l'écologie, elle offre de larges opportunités dans la relation avec le client. Comment
celle-ci pourrait-elle réellement faire abstraction de la morale et l'honnêteté
? «En pratique, les décisions ne sont jamais neutres et les valeurs morales
sont indispensables au bon fonctionnement de l'entreprise. En effet, la plupart
des relations d'affaires exigent la confiance. Et quel serait l'intérêt de la
publicité si presque tous les annonceurs mentaient ?» (7)
Le marketing, regardé en surface comme
un ensemble de techniques, est avant
tout une démarche, un état d'esprit, une philosophie managériale. Il ne se
réduit aucunement à des moyens de conquête de marché… Tout bien considéré, il est appelé à faire face à
la montée de l'amoralité du monde des affaires. Il en va de sa crédibilité comme de la pérennité
d'une relation saine et loyale avec le public cible. «Qui mieux
que le marketing peut prendre en main la gestion de la réputation de
l’entreprise ? Par définition, il est le garant de l’interface avec l’extérieur,
simplement parce que l’extérieur c’est d’abord le client». (8)
Thami
BOUHMOUCH
Novembre
2012
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(1) Cf. T. B., «Le besoin : stimulé, canalisé ou manipulé ?», in : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/04/le-besoin-stimule-canalise-ou-manipule.html
(2) Robert L. Heilbroner, «Les
grands économistes», Seuil 1971,
p. 312.
(3)
Jean-Pierre Helfer, «Et si le marketing était éthique par définition ?»,
in : http://www.gregoriae.com/dmdocuments/2003-08.pdf
(4) Cf. T. B., «Affichage
des prix : pourquoi, comment ?» in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/10/affichage-des-prix-pourquoi-comment.html
(5) Pour l'heure, la réalité n'est
pas toujours conforme à cette vision : les exemples de dégradation des
écosystèmes et de déstructuration des sociétés locales ne manquent pas.
(6) Cf. T. B., «Le marketing obéit-il à une morale égoïste ?», in : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/le-marketing-obeit-il-une-morale.html
(7) J. G. Klein et N. C. Smith, in : http://www.lesechos.fr/formations/marketing/articles/article_2_10.htm
(8) J.-P. Helfer, op.cit.
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