Série : Assise
culturelle de l’exploitation néocoloniale
Les ex-métropoles semblent à première vue fonder
leur emprise sur la base passive de sociétés sans résistance. C’est une
conception erronée. La domination externe s’appuie sur des relais sociaux vivant
au sein de la société subordonnée (1). Envisager en effet
l’hégémonie occidentale comme un rapport purement exogène, c’est camoufler le
rôle essentiel que ces supports locaux ont joué jadis et jouent de plus en plus
aujourd'hui.
La reconduction des rapports de sujétion, outre l’emprise sur les consciences, s’accomplit
bel et bien par un processus de clientélisation des élites.
Les valeurs et modèles de la puissance mère sont
non seulement imposés mais désirés par tous ceux qui y voient un moyen
d’accès au prestige social et au pouvoir. A ce titre, Baltra-Cortès
écrit : «La dépendance suppose […] un rapport horizontal dans le
cadre duquel se produit un accord, une alliance entre les groupes dominants des
deux sociétés». (2) En d’autres termes, c’est également une condition
endogène – en ce sens que c’est l’élite politique et intellectuelle qui, à temps
et à contretemps, se met à la remorque de l’instance dominante. Les grandes firmes
ne seraient pas à même d’exercer leur influence si les minorités privilégiées n’étaient
pas disposées à les assister et à partager les bénéfices avec elles.
C’est dire que l’ancien colonisateur est amené
naturellement à soutenir ces minorités psychologiquement et économiquement
assujetties. N’est-ce pas là un moyen infaillible et relativement «bon marché»
de conserver un pays sous tutelle ? Car pour préserver les anciens liens
économiques, il ne s’agit pas seulement d’établir une série d’accords
officiels, il faut aussi maintenir les groupes dirigeants locaux dans une
aura de néocolonialisme culturel. Cela, en tout cas, fait obstacle à
l’émergence d’un secteur disposant d’aptitudes propres et de la confiance en
soi indispensable à tout progrès véritable.
La formation acquise par l’élite dans l’ex-métropole est un fait décisif. Ki-Zerbo est de cet avis : «l’éducation
[…] est une des pièces maîtresses du
dispositif de domestication que l’impérialisme et le néocolonialisme installent
dans les fiefs qu’ils dominent». (3) L’un des atouts majeurs de
la puissance mère en effet, celui qui lui vaut tant d’alliés influents dans son
Empire informel, réside en somme dans ce modelage culturel. «Par le fait
qu’elle [la culture] lui soit désormais intégrée aussi intimement, elle
est devenue un allié de premier plan pour la reproduction du système». (4)
Il ne s’agit nullement ici de minimiser le poids des alliances purement
politiques, mais pour que l’analyse reste rigoureusement axée, cet aspect est laissé
de côté.
L’exportation de modèles linguistiques et
culturels se révèle donc un puissant instrument de clientélisation
des élites et, par là, de domination indirecte. Dans le cadre d’un processus
dépendant – organisé et réglé par les firmes transnationales – l’emprise
culturelle sur les élites s’enracine, pendant que s’accentue la marginalisation
des masses populaires. On aboutit ainsi à une sorte de nivellement de la
personnalité nationale, jusqu’au point où elle devient globalement conforme aux
intérêts du pouvoir étranger. Il est clair d’ailleurs que le groupe social subordonné désire par dessus
tout préserver ses propres intérêts. L’économie a bien besoin de la culture.
Le
recours aux produits et au savoir-faire de la nation mère procède d’une
démarche dont le principe se trouve au fond dans l’adhésion à des
significations et un ordre culturel. Il faut reconnaître qu’en pratique la
ligne de démarcation entre la nécessité objective d’une transaction économique
et le simple réflexe de fidélité à une instance culturelle est bien souvent
difficile à trancher. Une langue n’est pas seulement un vocabulaire et une
syntaxe. L’élite subjuguée n’a pas fait qu’apprendre une langue ; elle a
également adopté une normativité, des comportements, des aspirations ; par
là même, elle se coupe du reste de la collectivité… Une telle impasse
culturelle est-elle de nature à favoriser l’émancipation économique ?
Il
est possible de soutenir – l’exemple du Japon le confirme – que les sujets
générateurs de progrès sont nécessairement intégrés à leur environnement
social. Toute personne socialisée appartient à la
famille, au groupe, à la nation. Elle partage avec les autres membres de la
collectivité des besoins, des manières de faire, des activités… Une telle
conformité psychique et culturelle permet à une nation de se maintenir et de
durer. Dans les formations du Sud, où manifestement la désarticulation
culturelle est la tendance générale, la langue étrangère est une sorte de «bien
de production» utilisé pour le développement privilégié d’une minorité en
rupture avec les masses. (5) Comment des cadres censés
transformer les attitudes peuvent-ils se faire comprendre par la population
s’ils ne disposent pas d’une langue commune ?
En raison de l’infériorité qu’il ressent
historiquement l’ex-colonisé s’anormalise ; il est souvent porté
à entretenir l’atmosphère de dépréciation et de réduction dans
laquelle il vit. Il n’est peut-être pas faux de dire qu’à trop porter la livrée
de l’autre, à trop s’auto-déprécier, on nourrit le fatalisme. Les nations subjuguées
s’accommodent du «téléguidage» de leurs conditions d’existence ; elles
demandent leur chemin à ceux-là mêmes qui assoient leur vassalisation. L’assistance
technique, dont on tire vanité aujourd’hui, accentue la mystification des
hommes et, à bien des égards, tend à étouffer leurs capacités de résistance. L’expert
étranger bénéficie d’un pouvoir psychologique certain du fait qu’il est porteur
de valeurs magnifiées et du fait que la coopération est conçue à sens unique.
La
coopération enseignante établie au lendemain des indépendances nominales a un
coût économique (transferts) et financier (traitements), mais son coût sociopolitique
et psychologique est plus élevé : confirmation d’une minorité
privilégiée, affermissement du fractionnement social, aliénation… «Quand
la culture étrangère domine le pays, c’est-à-dire quand elle sert d’instrument
de gestion à son administration, à son économie, quand elle sécrète la logique
de l’organisation et des options nationales, la coopération devient un élément
fondamental dans le renforcement des antagonismes sociaux et joue en faveur des
catégories privilégiées» (6) On affectait de croire à
l’efficacité objective de la coopération, mais le recours à un personnel
inadéquat et sous-qualifié nourrissait l’illusion. Il arrivait que le coopérant
soit lui-même conscient de son inanité
professionnelle. H. Aron en disait ceci : «Une très large fraction
des partants en coopération enseignante se trouve dans la position de vrais
néophytes de l’enseignement, parfois même de néophytes complets de l’activité
professionnelle rémunérée». (7)
Pour les générations montantes, un vide culturel
se forme, avec toutes ses conséquences psychiques et matérielles. La
dépersonnalisation est ressentie comme une «sortie» de soi vers un nulle part. Il
y a là un phénomène psychosocial lourd de conséquences dans l’ordre économique.
L’élaboration d’une dynamique de changement est entravée, pour une large part,
parce que le dominé subit une déviation existentielle et parce que les groupes
dirigeants sont profondément attachés au pouvoir étranger.
C’est dire que si l’alliance entre les minorités
privilégiées et l’instance étrangère constitue un des plus grands obstacles sur
la voie d’une évolution autonome, la superstructure psychologique peut être
considérée comme une source importante de résistance au changement.
Thami
BOUHMOUCH
Août
2017
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(1) Cf. mes articles précédents : Ordre
néocolonial [2/3] : le nouveau visage de l’hégémonie https://bouhmouch.blogspot.com/2016/11/ordre-neocolonial-23-le-nouveau-visage.html
;
Formation des élites de l’après-colonisation : dissonance et sujétion https://bouhmouch.blogspot.com/2017/03/formation-des-elites-de-lapres.html
(2) Alberto Baltra-Cortès, Le Chili et sa
dépendance, Economie appliquée, tome xxiv
n° 4, 1971, p. 680.
(3) Cité par Georges Chatillon, Science politique
du Tiers-Monde ou néo-colonialisme culturel,
Annuaire du Tiers-monde, tome II, 1975-1976, Berger-Levrault, p. 129.
(4) Marie-Josèphe Parizet, La culture,
terrain d’affrontement, Projet, sept. 1978, p. 956.
(5) Ce ne fut pas le cas du Japon, ni celui de la
Chine.
(6) Fathallah Oualalou, Le Tiers-Monde et la
troisième phase de domination, Editions Maghrébines 1973, pp.124-125.
(7) Henri Aron, Une dysfonction majeure :
l’enseignement en coopération, in Carmel Camilleri & M. Cohen-Emerique
(dirigé par), Chocs de cultures, concepts et enjeux pratiques de
l’interculturel, L’Harmattan 1989, p. 279.
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