Série : Assise
culturelle de l’exploitation néocoloniale
L’Occident véhicule ses modes
vestimentaires et alimentaires mais aussi ses rêves et ses fantasmes, «en
espérant que le marché s’agrandira et l’american ou le french way of life
seront adoptés parce qu’ils sont les meilleurs». (1) Il faut
convenir que créer dans tel pays une High Business School ou une Ecole
française de gestion c’est proposer un modèle, c’est orienter en dernière
instance les échanges économiques. L’imprégnation culturelle des peuples conforte
le sens unique de l’échange international et favorise l’écoulement des
produits élaborés pour la prospérité des nations opulentes.
La culture devient bel et bien un lieu de
lutte entre nations. L’élargissement de la connaissance des langues joue
un rôle fort concret dans le jeu complexe de la domination. C’est en effet au
travers de la compréhension de la langue que sont reçus et agréés les messages de
toutes sortes (pas seulement culturels). Du point de vue strictement économique,
l’hypothèque culturelle et linguistique est largement
rentable pour le pays propagateur. L’impact de la langue sur l’économie est
manifeste, même si l’on ne saurait faire abstraction de la contrainte
politique. Les possibilités de collaboration supposent avant tout l’adhésion
à une langue de travail commune.
Il tombe sous
le sens que le choix de partenaires, d’équipements et de produits est fonction des
facilités de communication et de négociation. Il est de fait naturel qu’un chef
d’entreprise, un responsable commercial ou un décideur administratif se
prononce pour les produits qui lui sont les plus familiers, pour les partenaires avec
lesquels il sent des «affinités» intellectuelles. «On pense par exemple
qu’un ingénieur africain francophone, formé en France, connaissant le matériel
français, préférera celui-ci à du matériel allemand». (2) Les propositions de marchandises et de services, comme les modalités de
règlement des transactions et des contrats commerciaux sont soumises à
l’influence décisive de la langue et des facilités de dialogue. Les nations
industrielles savent que leurs langues sont le meilleur représentant de
commerce possible. Les échanges intellectuels et culturels concourent largement
à créer dans les pays du Sud des zones d’influence privilégiées pour l’un ou
l’autre des centres métropolitains.
Economie et culture s’interpénètrent. S’il
est vrai que les grands capitalismes s’attachent à poursuivre leur hégémonie
économique, le problème – sur le plan culturel – consiste à mettre en œuvre,
dans le pays ex-colonisé, des mécanismes de persuasion idéologique en vue
d’affermir cette hégémonie. A ce titre, tout en sachant que des conditions
économiques autant que politiques et pratiques participent à la pénétration et
l’extraversion culturelles, il faut convenir que la langue dominante sert
de courroie de transmission.
Dans
les pays subjugués, traumatisés par les sujétions passées, les attitudes à
l’égard de la puissance mère échappent d’ordinaire à la raison parce qu’elles
se forment au niveau du complexe. Ces pays sont ravis d’importer et
d’utiliser les nouvelles machines, bien qu’ils n’accèdent pas aux secrets
cruciaux qu’elles recèlent. L’illusion est totale puisque la pensée
scientifique qui engendre le moyen ne fait pas partie intégrante de la société.
Il y a bien une confusion entre les causes et les effets – confusion inconséquente,
doublée d’une fascination irrésistible face à la chose nouvelle, ignorant que
celle-ci ne se substitue nullement au savoir. L’instrumentalité en elle-même ne
constitue certainement pas un signe de progrès. L’important est que les traits
sociaux et culturels puissent évoluer avec le fait technique dans une
interaction harmonieuse.
Le fait est que la civilisation
industrielle entend garder l’apanage de la connaissance scientifique, même si
elle cède ici ou là quelques technologies parcellaires. Il est clair que «la
volonté de se réserver un instrument de puissance domine toute sa démarche et
étouffe toute velléité d’échanges réciproquement enrichissants». (3)
Il ne faut pas se dissimuler que la science moderne évolue en se compliquant,
le langage opératoire devient de plus en plus ardu. Plus s’écoule le temps,
plus le savoir technique prend de l’ampleur et devient hermétique pour de
nouveaux prétendants ayant à faire l’effort laborieux de rattrapage.
De
ces observations se dégage une vérité d’évidence : la technologie ne
s’enracinera jamais dans une société tant qu’elle restera sous la tutelle
étrangère. L’allégeance à des modèles non autonomes donne lieu ipso facto à une
importation de technologies, tant il est vrai que les recherches liées aux
processus transposés s’effectuent dans le pays fournisseur. Prendre à son
compte et consacrer l’égocentrisme occidental, c’est perpétuer la structure de
domination économique. La sujétion psychoculturelle ne doit pas être considérée
comme un simple «reflet idéologique» de la réalité « objective». Il ne
suffit pas de dire que l’évolution des rapports marchands donne assise et reproduit
l’état de dépendance ; celui-ci est également alimenté et entretenu par
les caractéristiques psychologiques du pays dépendant.
A mon sens, le réel n’est accessible à la
connaissance que par la saisie du système de référence culturel qui, en quelque
mesure, le règle et le conditionne. Plutôt que de se méprendre à l’idée de
saisir immédiatement des faits qui «parlent d’eux-mêmes», il y a avantage à
tenter de rendre compte de l’ordre culturel qui trop souvent est tenu pour
négligeable. S’agissant des pays ex-colonisés, cet ordre culturel c’est d’abord
l’acculturation, la mystification de l’homme, l’accoutumance à la sujétion. Ce
sont des éléments «extra-économiques» qu’il importe d’intégrer dans
l’explication du fonctionnement économique de la structure inégalitaire.
Le processus de changement économique est
certes conditionné par des modifications quantitatives, mais il est réglé
d’avance par certaines qualités humaines, par une image de l’homme idéal. Il
n’est pas seulement une réalité objective, mais aussi le résultat de conditions
subjectives, de certaines options de valeurs. En un mot, il suppose la
valorisation des comportements et des motivations. (4) Le
problème du choix d’un modèle de développement – qui est posé sur le plan
économique – est en son fond un problème culturel. Même le problème de
l’endettement a une dimension culturelle : pourquoi s’endette-t-on ?
Pour quel modèle de société et de consommation ? Pour quels peuples à
promouvoir ?... Graves interrogations qui éloignent du champ économique
conventionnel, mais qui sont au cœur de la problématique du sous-développement.
On s'aperçoit que les
choix économiques sont commandés par des valeurs qui ne sont pas seulement économiques.
Ainsi l’attachement d’une nation aux symboles peut engendrer l’intervention de l’Etat.
La fierté nationale par exemple peut être à l’origine d’une subvention à un
domaine d’activité, lorsque celui-ci est l’objet de fierté ; un tel
sentiment peut susciter l’instauration de barrières douanières s’il consiste à
ne pas importer (5). Il convient de ne pas oublier par ailleurs que
les révolutions naissent non seulement de conditions «objectives», c'est-à-dire
de rapports de force économiques, mais de conditions «subjectives»,
c'est-à-dire de la conscience des hommes, de leur culture ou de leur foi. Ainsi
la révolution iranienne a été dirigée contre un modèle de croissance, au nom
d’une vision religieuse du monde.
Il est indéniable en revanche que
l’instance économique peut influer sur la diffusion de modèles culturels et de
là sur les attitudes morales et les aspirations collectives. L’économique, avec
sa propension à l’intégration à l’échelle mondiale, à l’uniformisation des
produits et des significations, n’est pas en effet étrangère au phénomène de
l’imprégnation culturelle.
En définitive, s’il y a lieu de montrer
l’impact du culturel dans divers secteurs de la vie humaine, on se doit de dénier
toute validité aux raisonnements organisés en termes de causalité simple. Les
situations concrètes ne dépendent exclusivement ni des données
structurelles (ressources naturelles, technologie…), ni du contexte culturel
(valeurs, attitudes morales, aspirations…). C’est le fruit d’une action
conjuguée, d’une pluralité de facteurs représentant diverses faces de la
réalité et de leur impact réciproque.
Le primat de la base économique doit donc être
nuancé. L’observateur de la vie économique est amené à saisir les faits sous
l’angle d’une causalité complexe et multiple. Il peut prétendre à une
certaine rectitude intellectuelle s’il se fonde sur le principe de corrélation
entre les facteurs impliqués. Loin d’être un mouvement purement technique, le
changement social est et sera toujours l’aboutissement d’une interaction de facteurs
structurels et culturels.
Thami
BOUHMOUCH
Octobre
2017
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(1) J.- Y. Carfantan & C. Condamines, Qui a
peur du Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 160.
(2) M. Bialès & R. Goffin, Economie générale,
tome 2, éd. Foucher 1987, p. 57.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et
culture industrielle,
Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 120.
(4) Cf. article précédent : Préserver et
consolider les liens de subordination culturelle : quel est l’enjeu ? https://bouhmouch.blogspot.com/2017/06/preserver-et-consolider-les-liens-de.html
(5) Cf. sur ce point Charles Kindleberger, P.
Lindert, Economie internationale, éd. Economica 1981, pp. 176-177.
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