Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
"Les opprimés ressentent une attraction irrésistible envers
l’oppresseur et sa manière de vivre. Ils
désirent à n’importe quel prix lui ressembler". Paulo Freire
Les nations culturellement subjuguées croient en
la possibilité d’une mutation par simple transposition de pratiques et de
procédés importés. Elles sont par une conséquence logique entrainées à emboîter
fidèlement le pas à l’instance dominante et mettent beaucoup de passion à
l’imiter. Cette idée, soigneusement entretenue par ceux-là mêmes qui
fournissent les procédés et moyens, est responsable de nombre d’orientations
décalquées sans discernement. La grande ville est par excellence l’espace où se
manifeste la soi-disant modernité : tours en verre, hôtels fastueux,
publicités plagiées envahissantes… Le mimétisme s’étend quasiment à tous les
domaines : de la littérature aux institutions, de la télévision à
l’alphabet, de la vie familiale à l’économie.
Il y a six siècles, Ibn Khaldoun écrivait : «On
voit toujours la perfection [réunie] dans la personne d’un vainqueur […] Le
vaincu adopte alors tous les usages du vainqueur et s’assimile à lui. C’est
au point qu’une nation dominée par sa voisine fera grand déploiement
d’assimilation et d’imitation» (1) Le propos demeure aujourd’hui
pertinent : le plus faible en effet est porté à accepter la loi du plus
fort, s’inspirer de sa conduite, toujours tout rapporter à lui. Et c’est
lorsque l’ordre du maitre est pleinement accepté par les subordonnés qu’il
semble naturel ; c’est alors qu’il parait le plus rationnel et
le plus évident.
Par-dessus tout, le désir d’adhérer à l’autre, de
le prendre pour référentiel n’émane aucunement d’une volonté de s’élever à son
niveau. Pour les opprimés, l’idée n’est pas d’être l’égal de l’oppresseur mais d’être
en dessous de lui, dépendre de lui. Les nouveaux leaders marchent derrière
l’instance dominante en s’attribuant ses archétypes. C’est le constat que fait
H. Béji : «l’homme politique chez nous, tout en affirmant sa victoire,
continue de se percevoir dans le déterminisme du magma colonial ; c’est
comme s’il avait conquis sa liberté tout en la niant, en la laissant être
happée par l’atavisme historique» (2)
La nation subordonnée en effet ne cherche pas à
rompre avec l’hypothèque culturelle. Au contraire, elle fait montre d’une forte
prédisposition à la reproduction des recettes stylisées allogènes. Peut-être n’est-il
pas facile de résister à la supériorité matérielle acquise par la
société-modèle sans devoir appliquer les mêmes pratiques. Il est
vrai que «tout mode de développement qui parvient à se réaliser tend vers
l’autovalorisation, non seulement en exaltant sa spécificité à l’encontre des
autres, mais en sécrétant les critères qui justifient et consacrent son existence
en lui fournissant une certaine rationalité». (3) C’est ainsi qu’on
se laisse enfermer dans le piège du mimétisme. Piège ou cercle vicieux,
en ce sens que le genre de vie introduit par les apports exogènes produit à son
tour des dispositions d’esprit favorables à l’imitation.
Les faits montrent – sans pour cela préjuger des luttes
contre l’occupant – que c’est par transfert formel de pouvoir que les
indépendances furent généralement proclamées. Les signes extérieurs de la
souveraineté (gouvernement, drapeau, hymne national…) sont bien visibles, mais
les stigmates de la dépendance réelle transparaissent. Le caractère ambivalent
de la décolonisation surgit sans équivoque : l’intention déclarée est de
s’engager dans une voie autonome, mais la tendance générale est de se mettre à
la remorque de l’ancien maitre, de se modeler sur lui. On pourrait dire, à
l’instar de Ziegler, que la nation décolonisée ne vit «que par
procuration ; [elle n’a] ni la volonté, ni la force de s’imposer
sur l’échiquier de l’histoire». (4)
Les peuples extravertis s’hypnotisent sur les
effets de démonstration au détriment des priorités. Un tel illogisme
transparait d’abord au niveau du comportement individuel. Dans le Brésil des années
quarante, ainsi que le rapportait Carneiro, les minorités privilégiées «singeaient
jusqu’à l’absurde le mode de vie, les idées, les conduites, l’habillement des
Parisiens. Les dames de la haute société de Rio portaient des manteaux de
fourrure sous les tropiques». (5)
La tendance mimétique, en s’étendant aux
comportements politiques, engage l’ensemble de la communauté. Il suffit de
procéder à l’examen comparé de l’organisation administrative, économique ou
sociale en Afrique, pour s’apercevoir à quel point le modelage s’est fait ici
français, là anglais et ailleurs portugais. De l’appareil judiciaire à la
fonction publique, des structures constitutionnelles aux textes de lois… tout
est calqué, souvent in extenso, sur les archétypes de l’ex-métropole. Le budget
le plus colossal, les réalisations les plus impressionnantes, s’ils visent à
satisfaire le narcissisme national, ne font que donner une façade de progrès à
des sociétés désarticulées. Il n’est pas jusqu’aux sigles et appellations qui
n’échappent à la règle.
Il s’agit ici de souligner que des pratiques et schémas,
nés en Europe de conditions historiques spécifiques, sont délibérément
transposés dans des pays d’ancrages culturels différents. De fait, si les
discours sur le progrès économique se révèlent peu crédibles, c’est parce qu’ils
font l’impasse sur les ressorts propres des nations. La rationalité économique
est étrangère aux projets prestigieux qui frappent l’imagination et tendent à
accentuer la dépendance. Ici, vient à l’esprit la position adoptée (d’une façon
imagée) par un physicien chinois à propos du développement de la science en
Chine : «le moyen le plus rapide de rattraper la science moderne et
d’impressionner les visiteurs étrangers est d’installer un grand laboratoire,
d’acheter tous le équipements à l’étranger, puis de former rapidement des
étudiants et des chercheurs aux problèmes étudiés ailleurs au même moment. La
Chine rejette cette méthode parce que ce ne serait là qu’une vitrine sans
lien avec le développement général du pays». (6)
Notons que la tendance au mimétisme n’est pas limitée à une époque ou peuple donnés. L’Inde, dès son indépendance, s’engagea dans les chemins tracés par l’ex-métropole au lieu de concevoir un processus spécifiquement hindou. L’Egypte, un moment, aspira à se transformer en un pays européen ; d’aucuns n’ont pas hésité à faire ressortir les «attaches européennes» de ce pays, à le détacher de l’univers oriental dans lequel il baigne. En Iran, le courant moderniste se présentait comme la redite en milieu musulman d’idéaux et de normes de conduite occidentaux. Mais c’est en Turquie kémaliste que ce processus était le plus extrême ; Mostafa Kemal, en abolissant le califat et en s’attaquant aux institutions traditionnelles s’employait (avec ostentation) à transformer le pays à l’image de l’Occident… «Occidentalisme de surface, écrivait S. Amin, qui recouvre désormais un réel vide culturel» (7)
Toutes ces métamorphoses avaient pour ambition de
provoquer un processus de changement salutaire, lequel signifiait alors la reproduction
de l’Occident moderne. Le problème serait en somme de faire «simplement» – avec
retard – ce que les autres ont fait plus tôt. Cette manière de penser, on le
sait, est à la base de la fameuse théorie de Rostow. L’évolution vers ce qui est
considéré comme l’idéal tend à répandre une manière de vivre centrée sur le
vécu des sociétés-modèles. L’«American way of life» en particulier est
vite assimilé à un stade de progrès universel. C’est ce que Brzezinski
tenait pour établi : «Plus le revenu par habitant d’un pays est élevé, plus
il semble qu’on puisse lui appliquer le terme d’américanisation. Ce qui montre
que les formes extérieures de comportement qui caractérisent l’Américain
d’aujourd’hui sont moins déterminées par des facteurs culturels qu’ils ne sont
l’expression d’un certain niveau de développement urbain, technique et
économique». (8)
Le monde se laisse prendre dans l’engrenage d’un syllogisme
redoutable : les peuples extra-occidentaux aspirent au développement
économique – l’Occident est aujourd’hui développé – donc ces peuples doivent
se régler sur l’Occident. Le sous-développement est ainsi défini d’une manière
négative par rapport aux critères de l’instance dominante. C’est un état de
«non-moi», une situation hors du monde normal. Ipso facto, la dynamique
de développement implique toujours une intégration au système de références occidental.
Certes, la dépendance économique en elle-même conduit involontairement à
l’imitation plutôt qu’à la création de rapports nouveaux, mais il parait clair
que tel ordre culturel tend à induire telles conditions économiques. Par
exemple, le dualisme du système de production s’inscrit en toute logique dans
un contexte de dualisme culturel. Le premier repose initialement sur le second.
Là où le mouvement de transformation obéit à des
schémas exogènes, c’est dans la sujétion entretenue à l’égard d’intérêts
étrangers que réside l’obstacle majeur à une véritable émancipation. Parce que
nous en avons la possibilité matérielle et que nous refusons le repli sur soi, est-il
naturel que les modèles surimposés deviennent l’axe essentiel de notre
action ; est-il naturel de faire prévaloir le décalque de pratiques toutes
faites sur l’assimilation des principes qui les fondent, de consacrer
l’égocentrisme occidental ? Il ne s’agit pas ici de laisser entendre que toute
référence à l’expérience de l’autre est en soi aliénante. L’occidentalisation
en Turquie kémaliste a malgré tout permis la modernisation de l’agriculture, la
restauration des voies ferrées et des routes, comme la rénovation de
l’outillage industriel. A contrario, il ne faut pas se dissimuler que la
Constitution aux Philippines, calquée sur le modèle américain, est regardée
comme un moyen permettant de préserver la continuité des rapports avec l’ancienne
métropole.
D’aucuns diront : l’Europe qui a adopté le
self-service, les drugstores et le système universitaire américain est-elle
inhibée pour autant ? Pour apprécier le sens d’une telle objection, il
convient de souligner avec force que l’industrialisation de l’Europe aux
18-19èmes siècles était le fait d’une bourgeoisie liée organiquement à la
problématique et champ de référence locaux. Il s’agissait bien de forces
inhérentes au milieu d’appartenance… Au surplus, en remontant
l’histoire, on s’aperçoit que les innombrables emprunts à l’Orient civilisé avaient
permis à l’Europe d’évoluer à son tour selon ses propres voies et son propre
génie. Comme le note Childe, «les Occidentaux n’étaient point de
serviles imitateurs. Ils adoptaient les dons de l’Est et unissaient les
acquisitions […] en un tout nouveau et organique capable de se
développer sur ses propres lignes originales». (9) C’est
cela l’enseignement capital qu’il importe de souligner.
Thami BOUHMOUCH
Novembre 2017
_______________________________________
(1) Ibn Khaldoun, Al
Muqaddima, discours sur l’histoire universelle, trad. Vincent Monteil, éd.
Sindbad 1978, pp. 291-292.
(2) Hélé Béji, Désenchantement
national. Essai sur la décolonisation, Maspéro 1982, p. 17.
(3) Jacque Austruy, Le
scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 199.
(4) J. Ziegler, Main
basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 234.
(5) Edson Carneiro,
cite par Jean Ziegler, Retournez les fusils : Manuel de sociologie
d’opposition,
Seuil 1981,
p. 27.
(6) Il s’agit de C. N.
Yang (Prix Nobel de physique), cité par Harry Magdoff, L’impérialisme de
l’époque coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 259. Je souligne.
(7) Samir Amin, Le
développement inégal, éd. de Minuit 1973, p. 269.
(8) Zbigniew Brzezinski,
La révolution technétronique, Calmann-Levy 1971, p. 54. La théorie de la
convergence, développée aux Etats-Unis par l’auteur, est adoptée en France par
R. Aron. Bien d’autres approches donnent à penser que l’évolution est
unilinéaire. T. Parsons notamment affirme que toutes les sociétés humaines
tendent vers le même type de société, incarné par le modèle américain («the
best in the world»).
(9) Gordon Childe, De
la préhistoire à l’histoire, Gallimard 1961, pp. 9-10. Je souligne.
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