Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
"Les uns disposent du verbe, les autres l’empruntent"
J.-P. Sartre
Depuis que «le développement» est devenu un
leitmotiv, des notions d’essence mythique telles que la modernité, la
coopération, l’aide, la croissance… surchargent et égarent le discours
économique. Les nations pauvres surveillent de près l’évolution de
leur produit national. Cette préoccupation obsessionnelle tranche manifestement
avec le caractère rudimentaire et extrêmement approximatif de leurs méthodes
d’évaluation.
Le culte de la croissance
Une croissance à un taux toujours plus élevé
devient un objet de culte, une sorte d’obligation morale. «Seul importe
aujourd’hui le développement dans sa dimension quantitative. Il n’y a d’autres
valeurs qu’un chiffre mesurable, calculable. Le plus est mieux» (1)
Il est probable qu’une des déviations intellectuelles fondamentales de notre
époque découle de ce dogme de la pensée économique.
Des vérités simples s’imposent à l’esprit : une
mise à sac anarchique de zones forestières, comme en Afrique, peut entrainer un
accroissement rapide du produit brut ; de même l’implantation de filiales de firmes étrangères
peut provoquer une progression notable de la production industrielle. Or, les
taux ne disent ni la dilapidation des richesses naturelles dans le premier cas,
ni les liens de dépendance et les transferts de profits dans le second cas. Les
pays du Sud se mettent eux aussi à comptabiliser les pollutions et les nuisances
– qui sont des pertes pour la collectivité – en les inscrivant de façon
positive comme composantes de la production nationale. Les grandes villes ici
ou là sont en train de devenir invivables, mais on est confiant car les
chiffres témoignent d’un accroissement de bon aloi. Ne faut-il pas se méfier d’un
mouvement supposé s’améliorer avec chaque rejet de substances
toxiques dans l’air ou l’eau ?
Il importe de bien comprendre que les nations
opulentes, que l’on cherche à prendre pour référence, n’ont atteint leur état
actuel qu’après un processus long et laborieux. C’est par transformations graduelles
que les économies à prépondérance agricole et artisanale du XVIIIème siècle se
sont muées en grands centres industriels et commerciaux.
La production continue à être l’étalon permettant
de mesurer le progrès de la civilisation occidentale. A cet égard, Giraud
affirme : «Le PIB est un très mauvais indicateur […]. Il a été
construit en Europe dans les années 1930 pour mesurer l’aptitude des pays à
faire la guerre. L’une des alternatives possibles est l’indicateur de
développement humain (IDH), qui compte grosso
modo trois piliers : le revenu par habitant, l’espérance de
vie à la naissance, le niveau éducatif». (2)
Il ne suffit pas de décrire les apparences qui se
laissent compter ; il importe aussi de comprendre ce qui généralement n’est
pas compté. Comme l’explique Aron, «la croissance se mesure, elle est une
quantité, mais les phénomènes qui la déterminent sont essentiellement
qualitatifs. Ce qui change ce sont les hommes, leur manière de penser, leur
manière de travailler». (3) Dans le monde pauvre, plus
qu’ailleurs, la statistique est une forme de simulation. Le caractère illusoire
des techniques de mesure est flagrant, les indicateurs sont souvent
arbitraires, mais la magie qui s’attache au chiffre semble dominer. Une méthode
d’analyse, bien entendu, ne saurait avoir priorité sur l’utilité et la finalité
fondamentales de cette analyse. La logique du développement est par excellence une
logique non quantitative.
Force est d’admettre que dans bien des pays, en plus
de la défaillance de l’information statistique, le recours aux indicateurs
économiques se heurte à la survivance d’activités non marchandes et aux
contraintes de la tutelle externe ; il se heurte aussi au caractère
spécifique des comportements individuels et collectifs. Comment, dans la
structure même du système économique et social, des activités mues par des
logiques profondément différentes peuvent-elles coexister et s’articuler ?
Indicateurs et agrégats
Mesurer, c’est opter pour un étalon de référence
et une éthique. Les erreurs de perception dues aux emprunts irréfléchis font
prendre une apparence pour la réalité ; le risque est alors grand de raisonner
juste sur des bases fausses. Comme le notait Perroux, «le procédé de
calcul du riche n’est pas transposable aux yeux de quiconque se préoccupe non
pas d’un complexe industriel mais des hommes qui composent une nation en
voie de se faire». (4)
Les techniques de mesure comptables, qui ne
saisissent que le détour par l’argent, laissent dans l’ombre le travail du
paysan qui consomme ce qu’il récolte. Parce qu’ils se situent en dehors des
circuits monétaires, de larges secteurs de la vie humaine sont ainsi
marginalisés. Les modèles économétriques importés, quelles que soient leur
cohérence et leur rationalité, peinent à s’accorder harmonieusement avec le
paysage socioéconomique réel. Là où le chiffre exact de la population n’est pas
connu, où le secteur public est faible, où le secteur privé ne se conforme pas
aux directives de l’Etat, tenter de reproduire les techniques de planification
économique hautement mathématiques n’aurait aucune portée significative.
Il est vain de tenir le plan pour une panacée,
d’avoir foi en un document n’ayant qu’un lointain rapport avec le réel. Le
plan, en lui-même, n’est aucunement la solution ; il peut être
l’instrument de toutes les solutions. Ne perdons pas de vue un fait historique
massif : «les nations avancées ne se sont pas développée sur la base de
plans en règle, de programmes explicites. Historiquement, l’Angleterre et les
Etats-Unis ont primordialement grandi spontanément et inconsciemment. Et il en
est allé de même pour les nations, telles que le Japon à la fin du XIXème
siècle, qui se sont industrialisées tardivement». (5)
Le secteur dit tertiaire est par ailleurs une
catégorie hétérogène – donc à manier avec précaution – et l’assimilation de son
extension à un symptôme de progrès peut induire en erreur. L’analyse du
développement selon la dynamique des secteurs tend à établir que le primaire ne
cesse de refluer, le secondaire se renforce d’abord puis s’amenuise, le
tertiaire triomphe… C’est une analyse qui généralise de manière abusive
l’expérience de l’Occident. Le tourisme et son cortège d’hôtels de luxe, qui
focalisent l’attention au Maroc, procurent bien des devises mais ne remplacent
pas une structure de production industrielle. Qui plus est, doit-on/peut-on
inclure dans le tertiaire ces laveurs de voitures, ces vendeurs de cigarettes débitées
à l’unité, ces jeunes qui au marché s’offrent à porter sacs et cabas ? L’aumône
n’est-elle pas un paiement de transfert faisant vivre bon nombre de personnes ?
Ces hommes font bien partie de notre réalité sociale et les méthodes élaborées
empruntées aux riches ne peuvent pas les appréhender.
Les indicateurs et les moyennes, sous leur
apparence neutre, cachent des inégalités et des conflits concrets. Un accroissement
du PNB peut profiter à 2 ou 3 % de la population (la minorité privilégiée), peut
même s’accompagner d’une dégradation des conditions de vie. L’instance qui a le
privilège d’élaborer les indicateurs et fixer les normes exerce son influence
décisive sur ceux qui s’y réfèrent. Le choix des notions, appellations et étalons
de référence implique en effet l’exercice d’un pouvoir. De même que les
conceptualisations et formalisations. Nommer une réalité c’est en prendre
possession… Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille s’abstenir de
mesurer la réalité humaine sous prétexte qu’elle est éloignée du prototype
occidental. Nul doute qu’on n’aurait pas pu aborder l’étude des économies du
Sud si l’on n’avait pas bénéficié des conceptions et méthodes accumulées en
Occident. De plus, toute investigation doit prendre un aspect quantifiable, donner
lieu à une traduction chiffrée.
Il s’agit, non pas de se détourner des indicateurs
usuels, mais de ne leur accorder qu’une importance relative. C’est ce
qu’affirme Lahlou : «Les informations disponibles doivent être prises
dans leur relativité. C'est-à-dire comme moyen d’accéder à la connaissance
d’une certaine réalité et non pas comme moyen d’expression certaine de cette
réalité». (6) On peut emprunter des procédés de calculs et des
outils d’intervention, mais au moins, comme tenait à le souligner Pascon, «qu’on
ne soit pas dupe des chiffres, qu’on ne soit pas aussi péremptoire sur la seule
base des données numériques, et qu’on en entreprenne en permanence une critique
serrée». (7) Les techniques de mesure n’ont de valeur qu’en
fonction des dispositions d’esprit de ceux qui les manipulent. Ces derniers
sont tenus d’adhérer pleinement à la problématique endogène. L’analyste, amené
à calculer un agrégat, est tenu impérativement de rester dans l’ordre
de la vie et du réalisable ; à aucun moment il ne doit perdre de vue
la dimension humaine de l’objet étudié.
Prendre les niveaux de vie occidentaux comme
objectifs du développement est sans objet. Déjà, il est difficile de donner aux
mesures cardinales une signification absolue lorsqu’il s’agit d’un processus
social, un processus qui exige une assise culturelle. Face à la réalité
populaire marocaine, l’observateur peut-il assimiler bien-être et revenu ?
Pour apprécier la qualité des conditions d’existence, convient-il de se référer
aux valeurs de la civilisation musulmane ou bien faut-il se référer au modèle
de société occidental ?
Le problème des valeurs se pose indubitablement à
l’économiste. Quelles méthodes de mesure spécifique pourrait-on alors imaginer
afin de saisir les particularismes à leur juste valeur ? Il y aurait
avantage à rendre compte des acquis sociaux dont les effets semblent
difficilement mesurables. On pourrait par exemple imaginer des indicateurs
permettant de mesurer la diminution de la maladie et de l’ignorance,
d’apprécier les conditions de répartition des richesses et le degré
d’indépendance nationale.
Que dire en définitive ?
Primo, il importe de ne pas se leurrer à
considérer les indicateurs et instruments économiques comme s’ils avaient
une existence autonome. Car c’est dans le vécu quotidien des hommes que
chiffres et agrégats prennent un sens. L’économique n’est en mesure de faire
état du développement qu’à la condition qu’elle soit capable d’élucider les
ressorts socioculturels des sociétés. Secundo, le recours aux méthodes
d’évaluation importées ne peut rien contre les dysfonctionnements et pesanteurs
sociales. L’instrumentalité occidentale ne se substitue ni à la lucidité
intellectuelle, ni à la volonté politique, ni à la créativité des hommes.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier
2018
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(1) Jean Jacob, Penser
l’anti-économisme, Les temps modernes n° 526, mai 1990, p. 125.
(2) Gaël Giraud, http://www.jeuneafrique.com/498678/economie/grand-invite-de-leconomie-rfijeune-afrique-gael-giraud-la-croissance-du-pib-nest-pas-un-bon-thermometre/
(3) Raymond Aron, Dix-huit
leçons sur la société industrielle, Gallimard 1962, p. 190. Je souligne.
(4) François Perroux,
cité in J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie
1972, p. 474. Je souligne.
(5) Paul Samuelson, L'économique,
tome 2, A. Colin 1968, p. 1058.
(6) Mehdi Lahlou, Communication
au symposium international : L’information économique, 22 janvier 1990,
éd. Banque Populaire 1991, p. 266.
(7) Paul Pascon, Comparaison
de quelques informations statistiques sur les exploitations agricoles en haute Chaouia,
RJPEM n° 5, Rabat 1979, p. 200.
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