Powered By Blogger

9 janvier 2018

L’ILLOGISME DE LA CALCOMANIE ECONOMIQUE


Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions   


"Les uns disposent du verbe, les autres l’empruntent" J.-P. Sartre


Depuis que «le développement» est devenu un leitmotiv, des notions d’essence mythique telles que la modernité, la coopération, l’aide, la croissance… surchargent et égarent le discours économique. Les nations pauvres surveillent de près l’évolution de leur produit national. Cette préoccupation obsessionnelle tranche manifestement avec le caractère rudimentaire et extrêmement approximatif de leurs méthodes d’évaluation.

Le culte de la croissance
Une croissance à un taux toujours plus élevé devient un objet de culte, une sorte d’obligation morale. «Seul importe aujourd’hui le développement dans sa dimension quantitative. Il n’y a d’autres valeurs qu’un chiffre mesurable, calculable. Le plus est mieux» (1) Il est probable qu’une des déviations intellectuelles fondamentales de notre époque découle de ce dogme de la pensée économique.
Des vérités simples s’imposent à l’esprit : une mise à sac anarchique de zones forestières, comme en Afrique, peut entrainer un accroissement rapide du produit brut ; de même  l’implantation de filiales de firmes étrangères peut provoquer une progression notable de la production industrielle. Or, les taux ne disent ni la dilapidation des richesses naturelles dans le premier cas, ni les liens de dépendance et les transferts de profits dans le second cas. Les pays du Sud se mettent eux aussi à comptabiliser les pollutions et les nuisances – qui sont des pertes pour la collectivité – en les inscrivant de façon positive comme composantes de la production nationale. Les grandes villes ici ou là sont en train de devenir invivables, mais on est confiant car les chiffres témoignent d’un accroissement de bon aloi. Ne faut-il pas se méfier d’un mouvement supposé s’améliorer avec chaque rejet de substances toxiques dans l’air ou l’eau ?
Il importe de bien comprendre que les nations opulentes, que l’on cherche à prendre pour référence, n’ont atteint leur état actuel qu’après un processus long et laborieux. C’est par transformations graduelles que les économies à prépondérance agricole et artisanale du XVIIIème siècle se sont muées en grands centres industriels et commerciaux.
La production continue à être l’étalon permettant de mesurer le progrès de la civilisation occidentale. A cet égard, Giraud affirme : «Le PIB est un très mauvais indicateur […]. Il a été construit en Europe dans les années 1930 pour mesurer l’aptitude des pays à faire la guerre. L’une des alternatives possibles est l’indicateur de développement humain (IDH), qui compte grosso modo trois piliers : le revenu par habitant, l’espérance de vie à la naissance, le niveau éducatif». (2)
Il ne suffit pas de décrire les apparences qui se laissent compter ; il importe aussi de comprendre ce qui généralement n’est pas compté. Comme l’explique Aron, «la croissance se mesure, elle est une quantité, mais les phénomènes qui la déterminent sont essentiellement qualitatifs. Ce qui change ce sont les hommes, leur manière de penser, leur manière de travailler». (3) Dans le monde pauvre, plus qu’ailleurs, la statistique est une forme de simulation. Le caractère illusoire des techniques de mesure est flagrant, les indicateurs sont souvent arbitraires, mais la magie qui s’attache au chiffre semble dominer. Une méthode d’analyse, bien entendu, ne saurait avoir priorité sur l’utilité et la finalité fondamentales de cette analyse. La logique du développement est par excellence une logique non quantitative.
Force est d’admettre que dans bien des pays, en plus de la défaillance de l’information statistique, le recours aux indicateurs économiques se heurte à la survivance d’activités non marchandes et aux contraintes de la tutelle externe ; il se heurte aussi au caractère spécifique des comportements individuels et collectifs. Comment, dans la structure même du système économique et social, des activités mues par des logiques profondément différentes peuvent-elles coexister et s’articuler ?



Indicateurs et agrégats
Mesurer, c’est opter pour un étalon de référence et une éthique. Les erreurs de perception dues aux emprunts irréfléchis font prendre une apparence pour la réalité ; le risque est alors grand de raisonner juste sur des bases fausses. Comme le notait Perroux, «le procédé de calcul du riche n’est pas transposable aux yeux de quiconque se préoccupe non pas d’un complexe industriel mais des hommes qui composent une nation en voie de se faire». (4)
Les techniques de mesure comptables, qui ne saisissent que le détour par l’argent, laissent dans l’ombre le travail du paysan qui consomme ce qu’il récolte. Parce qu’ils se situent en dehors des circuits monétaires, de larges secteurs de la vie humaine sont ainsi marginalisés. Les modèles économétriques importés, quelles que soient leur cohérence et leur rationalité, peinent à s’accorder harmonieusement avec le paysage socioéconomique réel. Là où le chiffre exact de la population n’est pas connu, où le secteur public est faible, où le secteur privé ne se conforme pas aux directives de l’Etat, tenter de reproduire les techniques de planification économique hautement mathématiques n’aurait aucune portée significative.
Il est vain de tenir le plan pour une panacée, d’avoir foi en un document n’ayant qu’un lointain rapport avec le réel. Le plan, en lui-même, n’est aucunement la solution ; il peut être l’instrument de toutes les solutions. Ne perdons pas de vue un fait historique massif : «les nations avancées ne se sont pas développée sur la base de plans en règle, de programmes explicites. Historiquement, l’Angleterre et les Etats-Unis ont primordialement grandi spontanément et inconsciemment. Et il en est allé de même pour les nations, telles que le Japon à la fin du XIXème siècle, qui se sont industrialisées tardivement». (5)
Le secteur dit tertiaire est par ailleurs une catégorie hétérogène – donc à manier avec précaution – et l’assimilation de son extension à un symptôme de progrès peut induire en erreur. L’analyse du développement selon la dynamique des secteurs tend à établir que le primaire ne cesse de refluer, le secondaire se renforce d’abord puis s’amenuise, le tertiaire triomphe… C’est une analyse qui généralise de manière abusive l’expérience de l’Occident. Le tourisme et son cortège d’hôtels de luxe, qui focalisent l’attention au Maroc, procurent bien des devises mais ne remplacent pas une structure de production industrielle. Qui plus est, doit-on/peut-on inclure dans le tertiaire ces laveurs de voitures, ces vendeurs de cigarettes débitées à l’unité, ces jeunes qui au marché s’offrent à porter sacs et cabas ? L’aumône n’est-elle pas un paiement de transfert faisant vivre bon nombre de personnes ? Ces hommes font bien partie de notre réalité sociale et les méthodes élaborées empruntées aux riches ne peuvent pas les appréhender.

Les indicateurs et les moyennes, sous leur apparence neutre, cachent des inégalités et des conflits concrets. Un accroissement du PNB peut profiter à 2 ou 3 % de la population (la minorité privilégiée), peut même s’accompagner d’une dégradation des conditions de vie. L’instance qui a le privilège d’élaborer les indicateurs et fixer les normes exerce son influence décisive sur ceux qui s’y réfèrent. Le choix des notions, appellations et étalons de référence implique en effet l’exercice d’un pouvoir. De même que les conceptualisations et formalisations. Nommer une réalité c’est en prendre possession… Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille s’abstenir de mesurer la réalité humaine sous prétexte qu’elle est éloignée du prototype occidental. Nul doute qu’on n’aurait pas pu aborder l’étude des économies du Sud si l’on n’avait pas bénéficié des conceptions et méthodes accumulées en Occident. De plus, toute investigation doit prendre un aspect quantifiable, donner lieu à une traduction chiffrée.
Il s’agit, non pas de se détourner des indicateurs usuels, mais de ne leur accorder qu’une importance relative. C’est ce qu’affirme Lahlou : «Les informations disponibles doivent être prises dans leur relativité. C'est-à-dire comme moyen d’accéder à la connaissance d’une certaine réalité et non pas comme moyen d’expression certaine de cette réalité». (6) On peut emprunter des procédés de calculs et des outils d’intervention, mais au moins, comme tenait à le souligner Pascon, «qu’on ne soit pas dupe des chiffres, qu’on ne soit pas aussi péremptoire sur la seule base des données numériques, et qu’on en entreprenne en permanence une critique serrée». (7) Les techniques de mesure n’ont de valeur qu’en fonction des dispositions d’esprit de ceux qui les manipulent. Ces derniers sont tenus d’adhérer pleinement à la problématique endogène. L’analyste, amené à calculer un agrégat, est tenu impérativement de rester dans l’ordre de la vie et du réalisable ; à aucun moment il ne doit perdre de vue la dimension humaine de l’objet étudié.
Prendre les niveaux de vie occidentaux comme objectifs du développement est sans objet. Déjà, il est difficile de donner aux mesures cardinales une signification absolue lorsqu’il s’agit d’un processus social, un processus qui exige une assise culturelle. Face à la réalité populaire marocaine, l’observateur peut-il assimiler bien-être et revenu ? Pour apprécier la qualité des conditions d’existence, convient-il de se référer aux valeurs de la civilisation musulmane ou bien faut-il se référer au modèle de société occidental ?
Le problème des valeurs se pose indubitablement à l’économiste. Quelles méthodes de mesure spécifique pourrait-on alors imaginer afin de saisir les particularismes à leur juste valeur ? Il y aurait avantage à rendre compte des acquis sociaux dont les effets semblent difficilement mesurables. On pourrait par exemple imaginer des indicateurs permettant de mesurer la diminution de la maladie et de l’ignorance, d’apprécier les conditions de répartition des richesses et le degré d’indépendance nationale.
Que dire en définitive ?
Primo, il importe de ne pas se leurrer à considérer les indicateurs et instruments économiques comme s’ils avaient une existence autonome. Car c’est dans le vécu quotidien des hommes que chiffres et agrégats prennent un sens. L’économique n’est en mesure de faire état du développement qu’à la condition qu’elle soit capable d’élucider les ressorts socioculturels des sociétés. Secundo, le recours aux méthodes d’évaluation importées ne peut rien contre les dysfonctionnements et pesanteurs sociales. L’instrumentalité occidentale ne se substitue ni à la lucidité intellectuelle, ni à la volonté politique, ni à la créativité des hommes.

Thami BOUHMOUCH
Janvier 2018
_______________________________________
(1) Jean Jacob, Penser l’anti-économisme, Les temps modernes n° 526, mai 1990, p. 125.
(3) Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard 1962, p. 190. Je souligne.
(4) François Perroux, cité in J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 474. Je souligne.
(5) Paul Samuelson, L'économique, tome 2, A. Colin 1968, p. 1058.
(6) Mehdi Lahlou, Communication au symposium international : L’information économique, 22 janvier 1990, éd. Banque Populaire 1991, p. 266.
(7) Paul Pascon, Comparaison de quelques informations statistiques sur les exploitations agricoles en haute Chaouia, RJPEM n° 5, Rabat 1979, p. 200.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire