Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
Le phénomène du mimétisme à l’échelle des nations
met en présence deux structures, à bien des égards non comparables. Est
révélatrice cette incapacité patente à concevoir un ordre et des idéaux au sein
de sociétés qui plongent leurs racines dans un fonds socioculturel différent du
modèle exogène. Le rituel mimétique contribue à confirmer le partenaire occidental
dans son opinion sur l’impuissance des peuples subjugués à se gouverner eux-mêmes.
Les produits novateurs ne doivent-ils pas impérativement
aller de pair avec le genre de vie effectif ? Considérons le
cas de ce paysan pauvre, poussé à utiliser divers types de pesticide dont la
fabrication répond aux traits spécifiques d’une agriculture développée. Ces
produits, dont il n’a pas toujours la possibilité d’acquérir la pratique, ne
sont pas adaptés à la réalité écologique, technique et culturelle de son milieu
de vie ; leur utilisation n’est pas sans conséquences sur sa santé et celle
du consommateur. Il se révèle de plus que les cultures céréalières – seules
capables de résoudre le problème de la nutrition (contrairement aux cultures
d’exportation) – consomment peu de ces produits toxiques… Les décideurs qui se
posent constamment la question du «comment», négligent la question du
«pourquoi». Les moyens et pratiques perfectionnés ne sont pas toujours
possibles, ni nécessaires. Pour progresser dans l’agriculture moderne, il
faut disposer de fermiers aptes à tenir leurs comptes, à déchiffrer les
étiquettes, à prendre conscience des dangers des substances toxiques, à pénétrer
le sens des dispositions réglementaires.
Ils sont légion les cas d’incohérence entre schémas
transposés et comportements sur le terrain, entre valeurs affichées et valeurs vécues.
La nécessité d’adapter l’instrumentalité au genre de vie effectif apparaît entre
autres dans le secteur de la publicité. Il s’avère en effet que
les spots réalisés en Europe «par des Blancs pour des Blancs»
n’obtiennent pas le succès attendu en Afrique noire. C’est que le consommateur
africain ne s’identifie pas à l’Européen qui lui présente des produits d’usage
courant. L’annonce qui vantait il n’y a pas longtemps le caractère «léger»
d’une marque de bière a connu un échec total en Côte d’Ivoire. L’idée de
légèreté, qui prime dans le Nord, ne suscite aucun écho en Afrique. Au
contraire, c’est la notion de force physique qui jouit d’une grande vogue.
Dans le domaine de publicité, comme dans tant d’autres, il est donc
impératif d’adapter la stratégie et la conception aux sensibilités locales.
Sur un autre plan, le fait que tel modèle
d’Etat parait être efficient dans telle nation n’implique aucunement qu’il
faille légitimement le transposer dans une autre. L’institution étatique conçue
en Europe peut-elle être greffée à une réalité extra-européenne ? En
Afrique noire, il existe encore des espaces politico-administratifs
traditionnels qui sont en contradiction avec cette institution. Adoptant l’idée
de l’Etat-nation, les Africains raisonnent et agissent dans le cadre
d’un nationalisme territorial étroit, lors même que les Européens ont
pratiquement réussi à le dépasser. Cela amène à se demander : «Comment
peut-on aborder le 21ème siècle avec une philosophie politique du 18ème
siècle, des institutions politiques du 19ème siècle dont
l’Etat-nation et le mythe de la souveraineté ?». (1) Du
reste, il y a quelque supercherie à vouloir transposer ces notions alors que
les frontières ont été tracées par l’arbitraire du système colonial, au mépris
de l’histoire et du substrat socioculturel.
De même, la laïcisation des institutions
tire son origine des transformations politiques et sociales que l’Europe a
connues ; elle s’inscrit dans la conception de la séparation de l’Eglise
et de l’Etat. Or, considérée aujourd'hui comme un critère de modernité, une
telle coupure n’a pas de sens dans les pays d’Islam où il n’y a guère de clergé
et où l’évolution sociopolitique a suivi un autre cours. Dans le monde arabe,
bon nombre de courants idéologiques ont été construits dans une logique de
transfert. Partant de ce constat, Badie écrit : «Décriée mais
universellement pratiquée, nécessaire faute de solution de rechange immédiate
mais source de tensions et d’échecs, la pratique de l’importation massive de
biens et de modèles politiques est probablement l’expression la plus claire sur
le plan politique des phénomènes de dépendance qui organisent les rapports
internationaux et qui entravent le développement». (2)
Les systèmes constitutionnels empruntés fonctionneront
forcément mal s’ils ne se concilient pas avec la réalité vécue. A y regarder de
près, nombre de concepts politiques reflètent une expérience spécifiquement
occidentale ; leur extrapolation aboutit à en mutiler le sens jusqu’à les
rendre inopérants. On ne perçoit pas, comme le relève Garaudy, que «la
démocratie véritable ne peut se définir que d’une manière
organique, c'est-à-dire comme le fruit de la longue germination de
l’histoire spécifique d’un peuple et de sa culture». (3)
Le caractère mystificateur du décalque
institutionnel apparaît encore plus clairement lorsqu’on s’aperçoit que les
multitudes illettrées ne sont pas, de facto, «concernées» par les
idées de la minorité modernisante. Si la masse paysanne est soumise au
fonctionnaire local qui use et abuse d’un pouvoir despotique sans limites,
comment clamer la liberté d’expression ? De même, l’idée du référendum est
flatteuse, mais détachée de son aire de référence, elle devient un simple
plébiscite de l’homme au pouvoir. Dans les pays où l’analphabétisme prédomine, le
peuple ne peut être à l’évidence consulté rationnellement sur des sujets
délicats.
Quelle que soit l’aspiration des peuples à adopter
les nouveaux schémas, il ne peut aucunement être question de faire abstraction
du contexte socioculturel dans lequel s’inscrivent les catégories importées.
Dans nombre de sociétés pauvres, les élites sont restées longtemps partagées en
chapelles, à batailler sur l’interprétation de tel ou tel texte de Marx, de
Lénine ou de Mao. Comment le principe de la lutte des classes pouvait-il être
approprié aux communautés humaines où, comme en Afrique, l’idée de classe n’a
pas généralement d’existence historique ? Peut-on d’ailleurs penser le socialisme
sans son géniteur : le capitalisme ? Une telle greffe idéologique
était vaine là où les biens – notamment la terre – étaient collectivisés selon
la tradition. L’option socialiste était déjà quasi incompatible avec la vie
nomade ; on a en mémoire l’expérience de sédentarisation des Touaregs en
Algérie et celle du désert de Syrte en Libye. Ne valait-il pas mieux procéder à
une analyse de la réalité du milieu d’appartenance, de «la réalité telle
qu’elle est, non telle que nous l’imaginons ou nous voulons qu’elle soit» ?
(4)
La transplantation du capitalisme ne se faisait
pas non plus sans dissonances. Si en effet dans l’aire de référence les
diverses dimensions du capitalisme (économique, culturelle, politique) ont
évolué progressivement et organiquement, dans les pays du Sud par contre
ce système économique a été greffé sur l’ordre socioculturel existant. La
pratique économique était inévitablement en conflit avec les faits réels.
L’actionnariat ouvrier, par exemple, est-il envisageable là où les
salaires sont d’ordinaire proches du minimum vital ? Ce système, né dans
les sociétés opulentes, a pourtant bien été à l’étude en Tanzanie aux débuts
des années 1970. Autre exemple : en 1986, la Côte d’Ivoire souhaitait instituer
l’assurance chômage. Mais le principal écueil était de définir le champ des
bénéficiaires de cette assurance, dont les modalités pratiques restaient
floues. Comment dénombrer sérieusement les demandeurs d’emploi, vu la
prolifération d’activités informelles ?
Que dire des projets de marchés communs initiés
ici et là, imitant en tout point le processus d’intégration en Europe ? A
l’évidence, le Traité de Rome a été conçu en considération du contexte
économique de l’Europe ; le reproduire par exemple en Afrique sans tenir
compte des structures n’aurait pas de signification. D’une part, il n’y a pas
de véritable industrialisation donc d’échanges équilibrés si la production
sidérurgique fait défaut ; d’autre part, les échanges interafricains
restent faibles, conformément à la réalité des structures héritées de
l’ère coloniale. «Et tant que ces structures subsisteront, on pourra
bien édifier en Afrique des marchés communs, lever les barrières douanières et
ouvrir les frontières contingentaires, cela ne rimera et ne servira à rien»
(5) Ce qui amène à penser que les structures existantes priment,
ce sont elles qu’il faut essayer de changer.
On ne saurait dire finalement que toute imitation
est nécessairement absurde, donc condamnable. Il n’y a, a priori, aucune
raison de rejeter les transmissions de modèles, pourvu que la partie intéressée
sache opérer la reproduction avec discernement. Aucun processus
efficient, aucune modernité authentique ne se fondent sur la transposition de
«tout faits» transmis de l’extérieur… Il est vain d’estomper le fonds historique
et la connotation originelle des catégories que l’on transpose. Si une culture
ne parvient pas à s’inspirer de manière cohérente de l’expérience exogène, elle
engendre une fausse perspective – une perspective sans aucune prise sur
le milieu d’appartenance.
Thami
BOUHMOUCH
Février
2018
_______________________________________
(1) Mahdi Elmandjra, Fusion
de la science et de la culture : la clé du 21ème siècle, in
Rétrospective des futurs, éd. Ouyoun 1992, p. 141.
(2) Bertrand Badie, Le
transfert de technologie politique dans le monde arabe (ouvrage collectif),
in Bulletin du CEDEJ (Le Caire) n° 23, 1er sem. 1988, p. 123.
(3) Roger Garaudy, Appel
aux vivants, seuil 1979, p. 246.
(4) Mohamed Abid al-Jabiri,
Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al fikria wa tarbawiya, éd.
Maghrébines 1982, p. 99. Je traduis.
(5) Pierre Jalée, Le
pillage du tiers-monde, Maspero 1981, p. 141.
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