Série :
La voie de l’imitation, fétichisme et illusions
Samuelson se proposait, il y a cinquante ans, de
reprendre les fondements de l’économie conventionnelle dans l’interprétation du
sous-développement : «nous pouvons maintenant appliquer tous les
principes économiques que nous avons analysés [au problème] des
économies sous-développées». (1) Sans doute peut-on parler,
par-delà les différences structurelles et socioculturelles, d’un savoir économique
véritablement universel. Il y a bien des méthodes d’investigation, une démarche
et un calcul rationnels dont le caractère universel ne peut être nié. L’économique
relève foncièrement des sciences humaines, lesquelles n’ont pour ainsi dire pas
de patrie… Il n’en reste pas moins que certains corps théoriques, certaines
conceptualisations ont une signification dans un contexte historique
donné, se rapportent spécifiquement à telle réalité, pas à une autre.
Le transfert de la notion de bourgeoisie et
des schémas relatifs à la classe ouvrière aux sociétés non européennes
est tout à fait significatif d’une certaine force d’inertie. En l’espèce, l’opposition
n’est-elle pas entre les minorités privilégiées, alliés du pouvoir étranger et
les grandes masses marginalisées ? Est-il certain que l’existence de
classes (au sens marxien) caractérise toute organisation sociale ? En tout
cas, l’idée de s’appuyer sur le «prolétariat local», dans les sociétés à très
large dominante agricole, paraît reposer sur une simple vision spéculative.
Dans le domaine strictement économique, la
tendance à l’extrapolation infondée gangrène sérieusement la discipline. Rien
n’est moins sûr que de vouloir appliquer la théorie traditionnelle aux
pays du Sud. Convient-il de chercher à faire usage de notions telles l’emploi,
l’épargne, le demande, là où le marché fonctionne de manière irrégulière, voire
n’a pas d’existence réelle ? Au Maroc, une partie visiblement non négligeable
de la population (mendiants et chômeurs déguisés dans les villes, paysans et montagnards
pauvres) n’est pas en situation de s’exprimer sur le marché. Parler donc de la
demande du marché n’aurait pas une grande signification, dès lors que ce terme fait
abstraction de facto des besoins essentiels des multitudes au pouvoir
d’achat très faible.
Dans une économie sous-développée, force est
d’admettre que le salaire est une catégorie relativement peu importante,
vu le poids du secteur de subsistance et des revenus parasitaires.
C’est en outre une catégorie marquée particulièrement par les pratiques de
favoritisme et d’intercession, lesquelles ont un impact certain sur la
possibilité de trouver un emploi et sur la notion même de rétribution. Il n’est
pas rare que l’employé soit prêt à travailler au-delà de l’horaire prévu, à
faire les commissions personnelles de son patron, à lui rendre des menus
services – un surcroît qui ne donne pas lieu à paiement. A eux seuls, ces types
de conduite rendent douteuse toute transposition des notions courantes
concernant la rémunération du travail.
Le champ de référence culturel en effet conduit
bel et bien à relativiser la notion de salariat. Dans un pays comme la Guinée,
le salaire ne représente en moyenne que 20% du revenu familial, le reste
provenant de combinaisons souterraines autant qu’aléatoires. L’approche conventionnelle
ne saurait saisir ces innombrables petits circuits délaissés par la
statistique, lesquels font pourtant vivre nombre de familles dans les sociétés pauvres.
Deux mondes se côtoient sans se rencontrer : celui des conceptions nées en
Occident et qui répondent à sa propre vision ; celui des micro-activités non-chiffrables,
des petits métiers, de la mendicité, du colportage, de la récupération dans les
décharges publiques… Cet univers est le notre, on ne peut ni le mettre au rancart,
ni l’estomper par un discours venu d’ailleurs.
La fonction de consommation par exemple n’a
pas un sens réel dans les sociétés où les excès de l’hospitalité et le désir de
briller à certaines occasions et fêtes donnent lieu à des dépenses démesurées.
C’est dans un tel contexte socioculturel que se pose le problème crucial de la
faiblesse de l’épargne et de la rareté des capitaux. Qui plus est, les modèles
économétriques ne sont pas transposables là où la documentation statistique est
particulièrement fragmentaire et incertaine.
Il semble bien que l’inclination pour les
décalques conceptuels expose l’analyste au risque de devoir soumettre le réel à
des schémas et des catégories préétablies, de réduire des contextes divers à un
même prototype. «Car il ne s’agit là que d’un simple camouflage
terminologique : on déclare les choses semblables en les rendant
verbalement identiques». (2) Des critères comme le revenu per
capita, les indices de bien-être et les indices de structure économique
sont incontestablement colorés par l’ethnocentrisme de la civilisation
occidentale. A force d’extrapoler des instruments d’analyse – culturellement
déterminés – il est manifeste que l’en tend à appauvrir le pouvoir
discriminant des mots.
Le plus grave est que certaines prémisses de la
pensée économique, quand elles sont adoptées et mises en pratique par les
nations subjuguées, s’avèrent résolument pernicieuses. Il en va ainsi des
arguments au sujet de la monoculture : ils ont conduit bien
des pays à la dépendance alimentaire sans pour cela remplir leurs caisses en
devises. Ce qui faisait dire à Tévoedjré que «la confiance que l’on place en
des raisonnements économiques qui ont répandu à travers le monde des théorèmes
et des lois qu’il ne resterait plus qu’à démontrer par des acteurs déjà
déterminés, nous a conduit aux pires impasses» (3)
La croissance est par
ailleurs expliquée par des quasi-mécanismes – rattachant l’accroissement du produit
à l’investissement global et à la consommation globale. En particulier, les
modèles de Harrod, Domar, Hicks ne sont pas transposables dans des milieux pauvres.
Car, comme l’écrivait Perroux, «ils admettent implicitement des
représentations collectives, des motivations et des réactions
quasi-automatiques qu’on ne rencontre pas dans les milieux en question» (4)
Toutes ces propositions me renforcent dans la
conviction qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas penser l’universel en se
détournant du particulier. S’il est des principes économiques qui,
dans un sens, transcendent les structures, il est indispensable de les
adapter à des contextes qui sont fort différents de ceux pour lesquels ils
ont été élaborés à l’origine. Ce sentiment est clairement exprimé par
Belal : «tout en reconnaissant que nos sociétés sont justifiables d’une
analyse scientifique, que leur transformation relève d’une théorie et d’une
pratique en un sens universelles, on doit prendre en compte leurs
particularités et leurs spécificités». (5) Peut-on aborder des
conceptualisations avec une neutralité technicienne, alors que c’est dans
la vie et l’esprit des hommes réels qu’elles prennent un sens ? Selon
Elmandjra, «on est forcé d’avoir un référentiel qui n’est autre qu’un projet
de société, lequel est nécessairement intimement lié à un système de
valeurs socioculturelles». (6)
Les raisonnements et les outils d’analyse dont on
dispose aujourd’hui ne dispensent aucunement de la responsabilité de choix. Le
mode conventionnel de pensée tend à imposer une démarche et un style de recherche
qui empêchent toute déviation, toute approche spécifique des problèmes. C’est
pourquoi il y a lieu d’opérer une critique du savoir dominant, de façon à
rendre tous ses droits à une raison enracinée dans la réalité vécue. Le
processus de changement économique doit se réaliser dans des conditions
spécifiques, puisque la situation dont il faut sortir est elle-même
spécifique. Un problème que Han-Sheng Lin a formulé avec force : «Nous
voulons bâtir une économie ? Eh bien, regardons nos peuples. Qui
sont-ils ? Ils sont nombreux, pauvres, mal nourris, mal logés, sans
éducation, malades, réduits au chômage. Voilà notre point de départ. Il ne
saurait y en avoir d’autre». (7)
L’exemple que fournit Colin est édifiant : en
1987, le Niger a entrepris de construire un modèle économétrique adapté à
la problématique locale et aux données disponibles. Ce modèle «a le
mérite d’amorcer un processus dont les économistes nigériens sont activement
partie prenante et qui doit leur permettre de faire progresser leur
formation, qui appellera à son tour un développement de l’outil». (8)
Il s’agit là d’élaborer un outil de travail en relation étroite avec le social,
le politique et le culturel (intégration de l’économie informelle). L’idée est
de concevoir un système d’information économique approprié aux réalités locales,
d’absorber les apports étrangers, de les assimiler et de développer par
soi-même les applications.
L’analyste est constamment sollicité par l’attrait
des formalisations subtiles toutes faites. Mais, de toute évidence, la théorie
et la réalité observée ne sauraient entrer en conflit. La preuve de la
pertinence d’un paradigme réside dans son aptitude à appréhender les faits
vécus, son élégance logique et son agencement séduisant ne devant pas primer. Il
se révèle que la déduction à partir de formules et de schémas élaborés
en Occident amène souvent les pays receveurs à des positions négatives. Par
contre, l’induction à partir de la pratique matérielle même de ces pays
renforce le jugement et lui donne de la consistance. Il n’est certes pas besoin
d’insister davantage sur cette vérité d’évidence. Mais ne doit-on pas faire
quelques réserves sur l’opportunité d’envoyer des étudiants africains ou
asiatiques étudier à Harvard les modèles les plus subtils, applicables (pour
autant qu’ils le soient) aux économies avancées ? Est-ce nécessaire,
est-ce profitable ?
En définitive, si les faits ne concordent pas avec
la théorie, ne faut-il pas faire l’effort de changer la théorie ? Constat
de bon sens mais source de difficultés pour qui tente de se dégager du piège du
mimétisme conceptuel en vue de saisir le réel dans toute sa spécificité.
Thami
BOUHMOUCH
Mars
2018
_______________________________________
(1) Paul Samuelson, L'économique,
tome 2, A. Colin 1968, p. 1032.
(2) Giovanni Sartori,
contribution à Mattéi Dogan & Dominique Pellassy, La comparaison
internationale en sociologie politique (ouvrage collectif), Lites 1980,
p.80.
(3) Albert Tévoedjré, La
pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 70.
(4) François Perroux, L’économie
des jeunes nations, PUF 1962, p. 200.
(5) Abdelaziz Belal, Les
interférences des facteurs économiques et non économiques dans la stratégie du
développement, Lamalif n° 104, février 1979, p. 60.
(6) Mahdi Elmandjra, préface
à A. Cherkaoui, Indicateurs socio-économiques du Maroc, une mesure
qualitative du niveau de développement, éd. Shoof 1980 (hors pagination).
Je souligne.
(7) Cité par Albert
Tévoedjré, op. cit., p. 73.
(8) Roland Colin, Communication
au symposium international : L’information économique, 22 janvier
1990, éd. Banque Populaire 1991, p. 198. Je souligne.
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