Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
Les transferts technologiques vers le monde pauvre
sont une illustration de l’emprise économique et culturelle exercée par les
centres pourvoyeurs. Le caractère profondément mimétique et élitiste de la
demande de technologie tient à la réalité des structures socio-économiques du
pays receveur. En ce sens que, dans les secteurs d’exportation, cette demande
se conforme nécessairement aux exigences du marché extérieur ; elle dérive
de la position spécifique que le pays en question occupe dans le dispositif
mondial de production.
Transferts technologiques et sujétion
La circulation internationale de la technologie
est réglée, délimitée, voire parfois prohibée par les grandes firmes. Le secret
industriel, la protection des brevets et licences, les diverses pratiques de
filtrage sont autant d’obstacles à une véritable communication technologique.
Servie en effet par un monopole de fait, l’offre de technologie est marquée par
la rigidité et la rétention – une rétention souvent motivée par une
stratégie de défense et de prévention d’intérêts. En la matière, la position
des pays du Sud tend indéniablement à s’affaiblir. Il est rare que les
opérations d’adéquation de la technologie aient lieu de manière organisée. Et
lorsque de telles opérations ont lieu, elles sont sous la férule de la
société-mère.
Au Maroc, les industriels du secteur moderne sont
contraints de rehausser constamment la productivité pour aller au-devant de la
concurrence externe ; d’où leur empressement à se porter sur les procédés capital
using et les installations clés en main. La délocalisation d’activités
industrielles – dont ce secteur est un produit direct – se fait conformément à une
logique mondiale, dans l’intérêt des firmes transnationales. La technologie
transférée, par la force des choses, n’est ni adaptée, ni destinée à se diffuser
dans l’ensemble du pays d’accueil…
Il ne s’agit pas ici de nier la valeur des
transferts de savoir-faire – lesquels d’ailleurs s’étaient toujours effectués à
travers l’histoire. L’idée est de marquer qu’aujourd’hui ce type de rapports
renferme une grave ambiguïté. Aux pays du Sud, on reconnaît solennellement le
droit de bénéficier des acquis de la science et de la technique (résolution
3281 de l’ONU). Mais est-ce à dire que n’importe quel type de société peut
s’attribuer n’importe quelle science, que les inégalités historiques sont ainsi
progressivement aplanies ? La réalité vécue, on s’en doute, est loin
d’être aussi féérique. De façon décisive, les transferts s’opèrent dans un
cadre inégalitaire, consolidant l’emprise occidentale. C’est
un moyen nouveau de domination, une autre manière de véhiculer des codes
culturels. Il suppose que la technologie a un lieu de naissance, une métropole,
d’où elle est transférée vers les «périphéries» – au prix fort et dans des
conditions de surveillance permanente.
De là la nécessité de compter avec le caractère
composite et conflictuel de l’échange technologique. Un tel échange,
mettant en relation des partenaires d’inégal développement, s’appuie en effet
sur un réseau de pouvoir au sein duquel se nouent des liens de subordination
au profit du plus fort. Car, «quand un pays en retard sur le plan industriel
importe une technologie moderne, il doit également importer le grand sorcier et
lui rendre hommage. Un tel pays est donc pris au piège». (1)
C’est à ce piège que l’Irak visait à échapper lorsqu’il s’employait à réaliser
son émancipation technologique, menaçant par là les intérêts de l’Occident.
Le terme ambigu de «modernisation» ne
signifie nullement de meilleures conditions de vie pour l’ensemble de la
collectivité, mais seulement apparitions ici ou là de conditions et de
pratiques nouvelles. Cet épiphénomène – que l’on ne saurait confondre avec une
transformation de structures – peut en fait servir de support à la suprématie
d’un modèle culturel qui consolide les liens de subordination. A la
limite, il peut se révéler antinomique avec un changement authentique…
Mimétisme inconsidéré
Les cultures subjuguées se tournent vers les
cultures victorieuses et en adoptent les éléments subsidiaires, pensant que ces
éléments constituent la source de leur puissance, que leur adoption
permettra aux premières de parvenir à l’égalité avec les secondes. «Longtemps
et vainement, écrit Ziegler, l’Afrique avait cherché le reflet confus de
son visage dans le miroir déformant qui lui tendait l’Occident». (2)
C’est une illusion périlleuse : les peuples du Sud sont des peuples
trompés qui croient, ou à qui l’on fait croire, que les oripeaux de
l’Occident leur apporteront le salut. Il apparaît, comme le note Dia, «que
toute culture est faite d’innovations et d’emprunts et que l’accumulation pure
et simple d’emprunts, sans discernement, sans sélection, ne peut engendrer
qu’une fausse culture». (3)
Là où la pauvreté sévit, on ne compte pas les
grandes réalisations plaquées comme un cataplasme sur un milieu auquel
elles sont étrangères. La soumission à l’effet de démonstration accentue
l’insularité d’une minorité confinée dans le secteur «moderne»,
psychologiquement séparée du reste de la population. C’est ainsi que bon nombre
de pays africains, se donnant une façade moderniste, perdent leur énergie dans
les incohérences entre la réalité vécue et les recettes stylisées importées. Les
décideurs africains, préoccupés du paraître, ne semblent pas réaliser que c’est
le niveau d’éducation de tout un peuple qui constitue la vraie richesse d’une
nation, non quelques succès isolés, fussent-ils spectaculaires.
Au Maroc, une minorité s’emploie à temps et à
contretemps à copier les sociétés développées. Peu importe les carences et
défaillances matérielles, l’indiscipline sociale, l’ankylose des esprits… Rappelons-nous
du fameux minitel, introduit dans les années 1980. Si certes l’annuaire
professionnel pouvait aider à identifier un organisme ou un produit, à quel théâtre
et «autres activités culturelles» le «guide pratique» faisait-il
allusion ? Que valaient les «renseignements précis» si les
autocars ne partaient pas à l’heure et alors que le service public était gangrené par l’inorganisation et l’incurie ? Peut-on concevoir, dans le contexte
que l’on sait, que ce guide se proposait d’aider la femme au foyer à «organiser
sa soirée et ses sorties de shopping et de restaurant» ? Même
si l’on est adepte du progrès à tout prix, on ne peut éluder ces questions.
S’il est nécessaire de se mettre en prise avec
l’évolution, il saute aux yeux que toute action qui ne fait pas corps avec le
fonds socioculturel et le paysage économique endogène ne peut que déboucher sur
des acquis factices. Le sous-développement, à bien y réfléchir, c’est tout le
problème des apparences insolites, des combinaisons superficielles qui ne
reflètent guère les bases matérielles des sociétés concernées. Quelle portée
peut-on accorder à ces flux oratoires calqués sur les normes et idéaux
transposés, s’ils n’ont pas de prise directe sur les masses ? «Sous
leur aspect incantatoire, [ils] ne sont pas autre
chose qu’un verbalisme exorcisant, un jeu de nature magique non
susceptible de favoriser la transposition dynamique de l’idée en action
comme en Occident, ou de cristalliser les énergies nationales comme en
Chine». (4)
Le modèle occidental a montré depuis des décennies
à la fois sa vigueur et ses limites. Sa vigueur, parce que nombre de procédés
et de moyens qui ont assuré le bien-être matériel des pays d’origine restent à
employer dans une grande partie du monde. Ses limites, parce que sa transposition
sans nuances est à l’origine de la plupart des incohérences et des
échecs dans lesquels se débattent les pays receveurs. La question n’est pas de
savoir reproduire les méthodes les plus raffinées mais de savoir quelles
méthodes conviennent au milieu d’appartenance et par quels hommes elles seront
utilisées. L’instrumentalité moderne n’a de valeur que si elle n’occulte pas
les hommes concrets et leurs aptitudes à l’adopter. Car, en elle-même et
par elle-même, la technologie n’est pas une panacée et ne doit pas être
regardée en tant que telle.
Tout pays qui se contente d’importer les fruits de
la créativité et de l’innovation, sans avoir un substrat lui permettant de
bien les intégrer, se retrouve avec des gadgets. «Nous devons prendre en
compte la dimension historique et culturelle qu’aucune injection de la science
occidentale ne pourra transgresser […].
La technologie n’est pas seulement un produit de la science dure, proposant
un assemblage de matériaux et de méthodes parfaitement identifiés […] Derrière
les pièces dures d’une technologie, on trouve toujours le logiciel qui comprend
le codage scientifique, l’organisation du travail, un système de valeurs ».
(5) Un transfert de technologie qui ne trouve pas un point d’ancrage
dans le système receveur reste superficiel. Il n’est que de voir à quel
point le service de l’entretien est difficile à organiser dans les complexes
industriels implantés…
Appropriation créative de l’outil
Pour autant, il ne semble pas impossible pour les
pays d’accueil d’engager les firmes émettrices à adapter en quelques mesures
leurs procédés techniques aux conditions locales, de la même manière qu’ils les
forcent à employer les nationaux à des postes de responsabilité. Il importe
d’introduire les savoirs nouveaux selon une pédagogie favorisant la
créativité, d’articuler les concours extérieurs sur la mobilisation des
ressources locales, y compris par la valorisation des savoir-faire locaux… Une
telle valorisation ne procède aucunement d’une intention passéiste ; c’est
un effort conscient pour apporter un plus qualitatif aux outils et méthodes
utilisés.
A long terme, l’autodétermination technologique n’est
possible que par l’appropriation et la maîtrise graduelles de créneaux spécifiques,
dégagés de toute mainmise étrangère. Dans ces conditions seulement, les matériaux
locaux seraient privilégiés, le savoir local revitalisé et des possibilités de
synergie technologique pourraient être stimulées. L’Inde et le Brésil, en
imposant aux firmes transnationales les principes d’une stratégie industrielle
et technologique, ont pu devenir producteurs et exportateurs, entre autres, de
micro-ordinateurs. Au Maroc, le développement de la filière des phosphates par
exemple est conditionné par le recours à un savoir-faire transmis de
l’extérieur. En l’absence d’un effort scientifique et technique national, les
risques d’une sujétion permanente sont évidents. L’objectif qui s’impose est de
prendre progressivement en main l’ensemble de la filière pour s’en approprier
les créneaux technologiques décisifs.
Sous cet angle, l’essentiel est que l’aire
de recherche et d’adaptation se situe dans le contexte propre du pays concerné,
afin de garantir la participation des industriels et techniciens locaux à la
résolution des problèmes. Il s’avère nécessaire à cet effet de susciter un
changement d’attitude auprès des intervenants nationaux. Un tel changement tiendrait
à une rectification de la perspective et au courage de renoncer aux modèles
mécaniquement transplantés. Au 17ème siècle, les premiers immigrés
anglais en Amérique du Nord avaient dû revoir la conception de leurs machines
pour les faire fonctionner au bois au lieu du charbon comme en Grande-Bretagne.
Dans cette optique, les pays du Sud gagneraient à concevoir des procédés
dépendant le moins possible de fournitures et savoir-faire importés.
Dans l’agriculture, des progrès considérables
peuvent être obtenus en matière d’irrigation et de contrôle de l’eau par la
simple mobilisation de la main-d’œuvre. En raison des différences de sols et de
climats, les semences «miracles» élaborés dans un pays doivent être reconsidérés
dans un autre. La «technologie de village» a l’avantage d’utiliser des
matériaux bon marché et souvent mieux adaptés. Elle peut procurer une aide
précieuse dans des domaines variés : «meilleures méthodes de cuisson,
de pilage, de moulage, de décorticage des grains de céréales et de graines
oléagineuses, séchoirs pour mieux stocker les diverses récoltes, installation
ou amélioration des adductions d’eau, domestication des énergies éoliennes et
hydrauliques pour le pompage de l’eau et autres usages». (6)
Quel est le propos ici ?
Tout simplement ceci : bien que l’interaction
des cultures et la diffusion des connaissances soient une donnée indéniable de
l’histoire de l’humanité, il importe de bien comprendre que les procédés
techniques ont toujours une origine géographique spécifique. Le savoir
scientifique et technique est conçu et développé par des hommes, dans un
contexte déterminé, en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts. Dans les
nations du Sud, l’adoption d’un dispositif donné s’avère vite inséparable d’une
certaine évolution des motivations et attitudes morales.
Il n’y a pas lieu, pour reprendre l’expression
d’al-Jabiri, d’agir «comme si science et technologie se trouvaient en dehors
de l’Histoire, au dessus des sociétés et de leurs lois d’évolution». (7)
C’est au contraire le résultat de choix humains, d’une vision des choses et du
monde. Loin d’être neutres, elles sont conduites/imprégnées par les valeurs
socioculturelles qui les sous-tendent. Il convient de les regarder comme
une partie intégrante de la culture au sein de laquelle elles se développent. «Le développement,
disait Maheu, c’est la science devenue culture». (8) Dans le même sens, Mumford affirmait : «La technique ne forme
pas un système indépendant comme l’univers ; elle n’existe qu’en tant
qu’élément de la culture… Le monde de la technique n’est pas isolé et autonome».
(9)
L’instrumentalité s’inscrit ainsi toujours dans un
champ de référence, «son influence dépend pour une part importante de
l’attitude d’une population à son endroit, de la façon dont celle-ci intègre la
technologie et la production à ses projets, à ses desseins et à la
définition de ce qu’elle est et de ce qu’elle veut être». (10)
Si l’on isole la technologie des circonstances concrètes, historiques dans
lesquelles elle s’enracine, elle finit par n’être qu’un fétiche. Le progrès
scientifique et technique est avant tout un phénomène socioculturel – en
ce sens que pour saisir la signification des moyens techniques modernes, il est
impératif de nous attacher à l’homme social qui le met en œuvre.
Si l’on a compris que science et culture sont deux
aspects d’une même axiomatique, on s’aperçoit finalement que la compétence
scientifique et technique ne peut être transférée là où le champ de référence
est foncièrement différent de celui de la société-modèle. Pour que les
significations transmises soient opérantes, il faudrait les articuler avec
celles du pays receveur en un ensemble harmonieux. Autant la
technologie influe sur la culture et l’organisation sociale d’une société,
autant la culture trace les voies d’utilisation de cette technologie et, par là
même, permet à celle-ci d’influer sur l’organisation sociale.
Thami
BOUHMOUCH
Juillet
2018
_______________________________________
(1) Harry Magdoff, L’impérialisme
de l’époque coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 258. Je souligne.
(2) Jean Ziegler, Main
basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 140.
(3) Mamadou Dia, Islam,
sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions
Africaines 1975, p. 155.
(4) Maurice-Pierre Roy,
Les régimes politiques du Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 235. Je souligne.
(5) J. J. Salomon, cité
in Bernard Cassen et al., Europerspective, Le monde vu d’Europe,
Economica 1989, p. 140.
(6) Albert Tévoédjré, La
pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 88.
(7) Mohamed Abid
al-Jabiri, Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al fikria wa tarbawiya,
éd. Maghrébines 1982, pp. 92-93. Je traduis.
(8) Cité par Mahdi El
Mandjra, Innovation technologiques et valeurs humaines, Academia n°1,
février 1984, p. 73.
(9) Lewis Mumford, cité
par Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le
changement social, éd. HMH Points 1968, p. 55.
(10) Guy Rocher, ibid,
p. 53. Je souligne.
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