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17 juillet 2018

SAVOIR-FAIRE IMPORTE ET COMPLEXE DE DEMONSTRATION



Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions     




Les transferts technologiques vers le monde pauvre sont une illustration de l’emprise économique et culturelle exercée par les centres pourvoyeurs. Le caractère profondément mimétique et élitiste de la demande de technologie tient à la réalité des structures socio-économiques du pays receveur. En ce sens que, dans les secteurs d’exportation, cette demande se conforme nécessairement aux exigences du marché extérieur ; elle dérive de la position spécifique que le pays en question occupe dans le dispositif mondial de production.

Transferts technologiques et sujétion
La circulation internationale de la technologie est réglée, délimitée, voire parfois prohibée par les grandes firmes. Le secret industriel, la protection des brevets et licences, les diverses pratiques de filtrage sont autant d’obstacles à une véritable communication technologique. Servie en effet par un monopole de fait, l’offre de technologie est marquée par la rigidité et la rétention – une rétention souvent motivée par une stratégie de défense et de prévention d’intérêts. En la matière, la position des pays du Sud tend indéniablement à s’affaiblir. Il est rare que les opérations d’adéquation de la technologie aient lieu de manière organisée. Et lorsque de telles opérations ont lieu, elles sont sous la férule de la société-mère.
Au Maroc, les industriels du secteur moderne sont contraints de rehausser constamment la productivité pour aller au-devant de la concurrence externe ; d’où leur empressement à se porter sur les procédés capital using et les installations clés en main. La délocalisation d’activités industrielles – dont ce secteur est un produit direct – se fait conformément à une logique mondiale, dans l’intérêt des firmes transnationales. La technologie transférée, par la force des choses, n’est ni adaptée, ni destinée à se diffuser dans l’ensemble du pays d’accueil…
Il ne s’agit pas ici de nier la valeur des transferts de savoir-faire – lesquels d’ailleurs s’étaient toujours effectués à travers l’histoire. L’idée est de marquer qu’aujourd’hui ce type de rapports renferme une grave ambiguïté. Aux pays du Sud, on reconnaît solennellement le droit de bénéficier des acquis de la science et de la technique (résolution 3281 de l’ONU). Mais est-ce à dire que n’importe quel type de société peut s’attribuer n’importe quelle science, que les inégalités historiques sont ainsi progressivement aplanies ? La réalité vécue, on s’en doute, est loin d’être aussi féérique. De façon décisive, les transferts s’opèrent dans un cadre inégalitaire, consolidant l’emprise occidentale. C’est un moyen nouveau de domination, une autre manière de véhiculer des codes culturels. Il suppose que la technologie a un lieu de naissance, une métropole, d’où elle est transférée vers les «périphéries» – au prix fort et dans des conditions de surveillance permanente.
De là la nécessité de compter avec le caractère composite et conflictuel de l’échange technologique. Un tel échange, mettant en relation des partenaires d’inégal développement, s’appuie en effet sur un réseau de pouvoir au sein duquel se nouent des liens de subordination au profit du plus fort. Car, «quand un pays en retard sur le plan industriel importe une technologie moderne, il doit également importer le grand sorcier et lui rendre hommage. Un tel pays est donc pris au piège». (1) C’est à ce piège que l’Irak visait à échapper lorsqu’il s’employait à réaliser son émancipation technologique, menaçant par là les intérêts de l’Occident.
Le terme ambigu de «modernisation» ne signifie nullement de meilleures conditions de vie pour l’ensemble de la collectivité, mais seulement apparitions ici ou là de conditions et de pratiques nouvelles. Cet épiphénomène – que l’on ne saurait confondre avec une transformation de structures – peut en fait servir de support à la suprématie d’un modèle culturel qui consolide les liens de subordination. A la limite, il peut se révéler antinomique avec un changement authentique…

Mimétisme inconsidéré
Les cultures subjuguées se tournent vers les cultures victorieuses et en adoptent les éléments subsidiaires, pensant que ces éléments constituent la source de leur puissance, que leur adoption permettra aux premières de parvenir à l’égalité avec les secondes. «Longtemps et vainement, écrit Ziegler, l’Afrique avait cherché le reflet confus de son visage dans le miroir déformant qui lui tendait l’Occident». (2) C’est une illusion périlleuse : les peuples du Sud sont des peuples trompés qui croient, ou à qui l’on fait croire, que les oripeaux de l’Occident leur apporteront le salut. Il apparaît, comme le note Dia, «que toute culture est faite d’innovations et d’emprunts et que l’accumulation pure et simple d’emprunts, sans discernement, sans sélection, ne peut engendrer qu’une fausse culture». (3)
Là où la pauvreté sévit, on ne compte pas les grandes réalisations plaquées comme un cataplasme sur un milieu auquel elles sont étrangères. La soumission à l’effet de démonstration accentue l’insularité d’une minorité confinée dans le secteur «moderne», psychologiquement séparée du reste de la population. C’est ainsi que bon nombre de pays africains, se donnant une façade moderniste, perdent leur énergie dans les incohérences entre la réalité vécue et les recettes stylisées importées. Les décideurs africains, préoccupés du paraître, ne semblent pas réaliser que c’est le niveau d’éducation de tout un peuple qui constitue la vraie richesse d’une nation, non quelques succès isolés, fussent-ils spectaculaires.
Au Maroc, une minorité s’emploie à temps et à contretemps à copier les sociétés développées. Peu importe les carences et défaillances matérielles, l’indiscipline sociale, l’ankylose des esprits… Rappelons-nous du fameux minitel, introduit dans les années 1980. Si certes l’annuaire professionnel pouvait aider à identifier un organisme ou un produit, à quel théâtre et «autres activités culturelles» le «guide pratique» faisait-il allusion ? Que valaient les «renseignements précis» si les autocars ne partaient pas à l’heure et alors que le service public était gangrené par l’inorganisation et l’incurie ? Peut-on concevoir, dans le contexte que l’on sait, que ce guide se proposait d’aider la femme au foyer à «organiser sa soirée et ses sorties de shopping et de restaurant» ? Même si l’on est adepte du progrès à tout prix, on ne peut éluder ces questions.
S’il est nécessaire de se mettre en prise avec l’évolution, il saute aux yeux que toute action qui ne fait pas corps avec le fonds socioculturel et le paysage économique endogène ne peut que déboucher sur des acquis factices. Le sous-développement, à bien y réfléchir, c’est tout le problème des apparences insolites, des combinaisons superficielles qui ne reflètent guère les bases matérielles des sociétés concernées. Quelle portée peut-on accorder à ces flux oratoires calqués sur les normes et idéaux transposés, s’ils n’ont pas de prise directe sur les masses ? «Sous leur aspect incantatoire, [ils] ne sont pas autre chose qu’un verbalisme exorcisant, un jeu de nature magique non susceptible de favoriser la transposition dynamique de l’idée en action comme en Occident, ou de cristalliser les énergies nationales comme en Chine». (4)
Le modèle occidental a montré depuis des décennies à la fois sa vigueur et ses limites. Sa vigueur, parce que nombre de procédés et de moyens qui ont assuré le bien-être matériel des pays d’origine restent à employer dans une grande partie du monde. Ses limites, parce que sa transposition sans nuances est à l’origine de la plupart des incohérences et des échecs dans lesquels se débattent les pays receveurs. La question n’est pas de savoir reproduire les méthodes les plus raffinées mais de savoir quelles méthodes conviennent au milieu d’appartenance et par quels hommes elles seront utilisées. L’instrumentalité moderne n’a de valeur que si elle n’occulte pas les hommes concrets et leurs aptitudes à l’adopter. Car, en elle-même et par elle-même, la technologie n’est pas une panacée et ne doit pas être regardée en tant que telle. 
Tout pays qui se contente d’importer les fruits de la créativité et de l’innovation, sans avoir un substrat lui permettant de bien les intégrer, se retrouve avec des gadgets. «Nous devons prendre en compte la dimension historique et culturelle qu’aucune injection de la science occidentale ne pourra transgresser  […]. La technologie n’est pas seulement un produit de la science dure, proposant un assemblage de matériaux et de méthodes parfaitement identifiés […] Derrière les pièces dures d’une technologie, on trouve toujours le logiciel qui comprend le codage scientifique, l’organisation du travail, un système de valeurs ». (5) Un transfert de technologie qui ne trouve pas un point d’ancrage dans le système receveur reste superficiel. Il n’est que de voir à quel point le service de l’entretien est difficile à organiser dans les complexes industriels implantés…

Appropriation créative de l’outil
Pour autant, il ne semble pas impossible pour les pays d’accueil d’engager les firmes émettrices à adapter en quelques mesures leurs procédés techniques aux conditions locales, de la même manière qu’ils les forcent à employer les nationaux à des postes de responsabilité. Il importe d’introduire les savoirs nouveaux selon une pédagogie favorisant la créativité, d’articuler les concours extérieurs sur la mobilisation des ressources locales, y compris par la valorisation des savoir-faire locaux… Une telle valorisation ne procède aucunement d’une intention passéiste ; c’est un effort conscient pour apporter un plus qualitatif aux outils et méthodes utilisés.
A long terme, l’autodétermination technologique n’est possible que par l’appropriation et la maîtrise graduelles de créneaux spécifiques, dégagés de toute mainmise étrangère. Dans ces conditions seulement, les matériaux locaux seraient privilégiés, le savoir local revitalisé et des possibilités de synergie technologique pourraient être stimulées. L’Inde et le Brésil, en imposant aux firmes transnationales les principes d’une stratégie industrielle et technologique, ont pu devenir producteurs et exportateurs, entre autres, de micro-ordinateurs. Au Maroc, le développement de la filière des phosphates par exemple est conditionné par le recours à un savoir-faire transmis de l’extérieur. En l’absence d’un effort scientifique et technique national, les risques d’une sujétion permanente sont évidents. L’objectif qui s’impose est de prendre progressivement en main l’ensemble de la filière pour s’en approprier les créneaux technologiques décisifs.
Sous cet angle, l’essentiel est que l’aire de recherche et d’adaptation se situe dans le contexte propre du pays concerné, afin de garantir la participation des industriels et techniciens locaux à la résolution des problèmes. Il s’avère nécessaire à cet effet de susciter un changement d’attitude auprès des intervenants nationaux. Un tel changement tiendrait à une rectification de la perspective et au courage de renoncer aux modèles mécaniquement transplantés. Au 17ème siècle, les premiers immigrés anglais en Amérique du Nord avaient dû revoir la conception de leurs machines pour les faire fonctionner au bois au lieu du charbon comme en Grande-Bretagne. Dans cette optique, les pays du Sud gagneraient à concevoir des procédés dépendant le moins possible de fournitures et savoir-faire importés.
Dans l’agriculture, des progrès considérables peuvent être obtenus en matière d’irrigation et de contrôle de l’eau par la simple mobilisation de la main-d’œuvre. En raison des différences de sols et de climats, les semences «miracles» élaborés dans un pays doivent être reconsidérés dans un autre. La «technologie de village» a l’avantage d’utiliser des matériaux bon marché et souvent mieux adaptés. Elle peut procurer une aide précieuse dans des domaines variés : «meilleures méthodes de cuisson, de pilage, de moulage, de décorticage des grains de céréales et de graines oléagineuses, séchoirs pour mieux stocker les diverses récoltes, installation ou amélioration des adductions d’eau, domestication des énergies éoliennes et hydrauliques pour le pompage de l’eau et autres usages». (6)


Quel est le propos ici ?
Tout simplement ceci : bien que l’interaction des cultures et la diffusion des connaissances soient une donnée indéniable de l’histoire de l’humanité, il importe de bien comprendre que les procédés techniques ont toujours une origine géographique spécifique. Le savoir scientifique et technique est conçu et développé par des hommes, dans un contexte déterminé, en fonction de leurs besoins et de leurs intérêts. Dans les nations du Sud, l’adoption d’un dispositif donné s’avère vite inséparable d’une certaine évolution des motivations et attitudes morales.
Il n’y a pas lieu, pour reprendre l’expression d’al-Jabiri, d’agir «comme si science et technologie se trouvaient en dehors de l’Histoire, au dessus des sociétés et de leurs lois d’évolution». (7) C’est au contraire le résultat de choix humains, d’une vision des choses et du monde. Loin d’être neutres, elles sont conduites/imprégnées par les valeurs socioculturelles qui les sous-tendent. Il convient de les regarder comme une partie intégrante de la culture au sein de laquelle elles se développent. «Le développement, disait  Maheu, c’est la science devenue culture». (8) Dans le même sens, Mumford affirmait : «La technique ne forme pas un système indépendant comme l’univers ; elle n’existe qu’en tant qu’élément de la culture… Le monde de la technique n’est pas isolé et autonome». (9)
L’instrumentalité s’inscrit ainsi toujours dans un champ de référence, «son influence dépend pour une part importante de l’attitude d’une population à son endroit, de la façon dont celle-ci intègre la technologie et la production à ses projets, à ses desseins et à la définition de ce qu’elle est et de ce qu’elle veut être». (10) Si l’on isole la technologie des circonstances concrètes, historiques dans lesquelles elle s’enracine, elle finit par n’être qu’un fétiche. Le progrès scientifique et technique est avant tout un phénomène socioculturel – en ce sens que pour saisir la signification des moyens techniques modernes, il est impératif de nous attacher à l’homme social qui le met en œuvre.
Si l’on a compris que science et culture sont deux aspects d’une même axiomatique, on s’aperçoit finalement que la compétence scientifique et technique ne peut être transférée là où le champ de référence est foncièrement différent de celui de la société-modèle. Pour que les significations transmises soient opérantes, il faudrait les articuler avec celles du pays receveur en un ensemble harmonieux. Autant la technologie influe sur la culture et l’organisation sociale d’une société, autant la culture trace les voies d’utilisation de cette technologie et, par là même, permet à celle-ci d’influer sur l’organisation sociale.


Thami BOUHMOUCH
Juillet 2018                           
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(1) Harry Magdoff, L’impérialisme de l’époque coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 258. Je souligne.
(2) Jean Ziegler, Main basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil 1980, p. 140.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 155. 
(4) Maurice-Pierre Roy, Les régimes politiques du Tiers-monde, LGDJ 1977, p. 235. Je souligne.
(5) J. J. Salomon, cité in Bernard Cassen et al., Europerspective, Le monde vu d’Europe, Economica 1989, p. 140.
(6) Albert Tévoédjré, La pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 88.
(7) Mohamed Abid al-Jabiri, Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al fikria wa tarbawiya, éd. Maghrébines 1982, pp. 92-93. Je traduis.
(8) Cité par Mahdi El Mandjra, Innovation technologiques et valeurs humaines, Academia n°1, février 1984, p. 73.
(9) Lewis Mumford, cité par Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le changement social, éd. HMH Points 1968, p. 55.
(10) Guy Rocher, ibid, p. 53. Je souligne.

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