Le problème pourtant
présente une acuité certaine et la nécessité d’une explication théorique se
fait toujours sentir pour saisir le sens des différences de niveaux de vie
observées. Alors que, durant plus d’un demi-siècle, le changement social a
progressé à grands pas de par le monde, on peut compter sur les doigts le
nombre de pays qui ont réalisé une mutation significative. A la réflexion, il
me parait important de reprendre la question posée par les grands penseurs du
XIX ème siècle et par nombre historiens contemporains :
pourquoi – excepté le cas remarquable du Japon – la révolution industrielle
ainsi que l’ordre social et culturel qui l’a accompagné ont dû surgir en
Europe du nord-ouest, à une époque donnée et pas ailleurs ni à une autre
époque ? Comment se fait-il que le monde islamique, l’Inde et la Chine qui, dans le passé,
étaient à beaucoup d’égards en avance sur l’Europe n’aient pas eu inventer et
promouvoir ce type nouveau de société ?
En 1930, Chakib Arsalane
relançait une question qui ne cessait de tourmenter la pensée islamique :
« pourquoi les Musulmans sont-ils en retard et pourquoi d’autres
sont-ils en avance ? » (traduction littérale de l’arabe). On
notera au passage que c’est dans cette perspective générale que se situe
l’analyse pénétrante d’Ibn Khaldoun (Al mouqaddima).
Des questions d’historien
certes mais il est souhaitable que des éléments de réponse puissent y être apportés
par l’économiste. Sans doute tiennent-elles pour valable au départ la notion de
progrès et donnent un caractère idéal au prototype européen de la
société industrielle. Mais si, comme il convient de le faire, on s’abstient de
souscrire à la théorie de l’évolution unilinéaire des formations sociales,
l’histoire peut être considérée comme un mouvement vers plus de bien-être
et de prospérité, un mouvement continuel que les peuples divers mettent plus ou
moins activement en œuvre.
Progrès, bien-être :
des mots dont il importe de bien saisir le sens relatif. D’où la nécessité de
circonscrire la notion de développement – une entité plus aisément
sentie que définie – de la démêler (pour ne pas la confondre avec celle de
croissance), de la libérer de sa lourde chape d’occidentalo-centrisme et de
pharisaïsme.
Les entraves souterraines
Les nations nanties
doivent-elles leur avance essentiellement au pillage de leurs colonies et à la
rapine effrénée qui l’a suivi ? Inversement, l’infortune des pays
décolonisés s’explique-t-elle seulement par les sujétions passées ? S’agit-il
d’un « retard » (conférence de Bandung en 1955) ? Est-ce une
affaire de PNB ou de PIB ? Répondre n’est assurément pas facile. Néanmoins
il est des faits qui ne doivent pas laisser indifférent : des pays comme la Suisse , l’Autriche, la Suède , la Norvège et le Danemark
n’ont jamais eu de colonies ; tandis que d’autres tels l’Ethiopie, le
Népal, l’Afghanistan et le Tibet n’ont pas (ou pratiquement pas) été colonisés.
L'expansion coloniale a même été préjudiciable à l’Espagne et au Portugal…
C’est souligner combien cette expansion et les transferts de richesse qui l’ont accompagnée ne suffisent pas à engendrer la prospérité et soutenir un processus réussi. C’est un truisme de dire que c’est leur avance technologique, économique et sociale qui a permis aux pays impérialistes de soumettre par les armes des contrées entières et de se rendre maîtres de leurs richesses. En outre, il fallait une certaine capacité d’action interne pour que les transferts de richesses tournent à l’avantage des pays conquérants. Le processus de modernisation et l’accroissement du bien-être matériel au sein de ces pays sont dus, sans doute, moins à la mise en valeur des colonies qu’à l’existence de qualités intrinsèques, de vertus sociales génératrices de progrès. De telles prédispositions ont vraisemblablement fait défaut en Espagne et au Portugal (pays qui ont connu une évolution tardive). C. Rangel a dès lors raison lorsqu’il note que les conquêtes coloniales « profitèrent à l’Occident ou en tout cas le dynamisèrent, mais uniquement parce que celui-ci regorgeait déjà d’une énergie et d’une faculté créatrice qui auraient, de toute façon, suivi leurs cours ». (1)
Qu’en est-il maintenant
des « pays du Sud » ? (2) Quelles sont les raisons
profondes de leur inhibition et leur léthargie chroniques ? Il est
primordial de bien comprendre pourquoi dans ces pays les dysfonctionnements ne
sont pas solutionnés et ont même une fâcheuse tendance à se répéter et
s’accumuler.
L’observateur le plus
optimiste en vient à se demander si le sous-développement, en fin de compte,
n’est pas un état chronique… et la tentation demeure grande de conclure qu’il
n’y a peut-être « rien à faire ». Quant à l’analyse économique
conventionnelle, elle se révèle inopérante – et pour cause – dès lors que l’on
s’éloigne des phénomènes d’ordre strictement économique, plus ou moins
comptabilisables (PNB, PIB, dette). Il est alors vain d’en attendre des
réponses à des questions longtemps hors de sa portée ou dont l’envergure est en
règle générale sous-estimée.
Tout bien considéré – si
l’on met de côté l’hypothèque impérialiste (3) et les diverses formes d’apathie
politique – l’obstacle névralgique au processus de changement économique ne nicherait-il
pas dans les pesanteurs culturelles ? Les vertus sociales, l’esprit
positif sont l’un des fondements principaux de la société moderne. Mais peut-on
les considérer comme l’équivalent dans l’ordre culturel de la rationalité dans
l’ordre économique ?...
Ici, on se heurte à une
objection persistance, à savoir qu’il n’appartient pas à l’économique de rendre
compte des comportements humains et des spécificités culturelles, qu’il ne lui
appartient d’étudier que les mécanismes et les faits « objectifs ».
Mais l’objection tombe par avance si le fait « objectif », le
mécanisme sont conditionnés et orientés par le fait socioculturel. Comme
les activités de production et d’organisation dépendent étroitement de la façon
dont les hommes se comportent dans le cours habituel de leur existence,
l’économique retrouve ses droits à côté d’une perspective psychosociologique.
Une situation économique
n’existe pas, désincarnée, dans le monde éthéré des schémas de production. Pour
qu’un schéma se réalise et se reproduise durablement, il faut que des formes institutionnelles, des
habitudes, un état d’esprit conduisent les hommes à se conformer à ce schéma.
L’économique, comme le notait M. Friedman il y a trente ans, ne « traite
pas d’un problème économique dans l’abstrait, mais elle étudie la façon dont une
société donnée résout ses propres problèmes économiques ». (4)
Par cela même, les aspects
économiques, sociaux, culturels s’interpénètrent ; on ne saurait les
séparer analytiquement. Pour K. Polanyi, en effet, « l’idée même
d’économie est récente. Dans les autres civilisations et cultures, ce que nous
appelons phénomènes économiques n’est pas distingué des autres phénomènes
sociaux, n’est pas érigé en un monde distinct, en un système, mais se trouve
dispersé et étroitement imbriqué dans le tissu social ». (5)
Au fond, l’homme social
n’accorde de valeur à la pratique matérielle que pour autant qu’elle serve des
fins non économiques. Le problème des relations entre le changement économique
et les traits socioculturels surgit à la fois de l’orientation encore diffuse
de la recherche économique et du défi des réalités humaines observées dans
l’espace sous-développé.
L’économique et la
perspective culturelle
L’appareil d’analyse conventionnel
est avant tout orienté vers la saisie de ce qui se passe en Occident. Il
s’applique plus au cadre de la société positiviste et technicienne – réalité
occidentale – qu’à celui de la civilisation et de la culture – réalités
humaines. Le réalisme exige de cesser de contourner les constats et les vérités
qui, pense-t-on, froissent l’amour-propre. Si l’on convient que la longue
léthargie du sous-développement n’est pas due – exclusivement et dans son
essence – à des obstacles économiques, à un manque de ressources, on s’aperçoit
de l’existence d’entraves souterraines nées du comportement humain et
des pesanteurs socioculturelles.
Si alors nous tenons pour
acquis que le processus de changement est suscité et entretenu en partie par des
attributs socioculturels, nous pouvons décider de la place que les facteurs non
mesurables doivent occuper dans le champ économique. Si nous admettons enfin
que le développement en tant qu’action suppose la transformation des hommes
eux-mêmes, nous pouvons prendre acte des freins dus à l’emprise d’une
psychologie de dépendance sur les peuples du Sud.
Si, a contrario, il
convient de faire grand cas de l’homme, le bien-être et le progrès peuvent-ils
être assurés sans assise économique ? Que fait-on des composantes
matérielles (infrastructures, nourriture, accès à l’éducation, santé) ?...
C’est précisément cette façon de poser les questions qui maintient la confusion
et qui fait que la plupart des débats économiques et politiques font silence
sur des aspects primordiaux. L’ankylose culturelle, le laxisme social, l’esprit
de démission, le népotisme, les phénomènes d’aliénation sont depuis longtemps
remisés par les économistes au « magasin des accessoires ».
En Occident, l’économique est considérée (depuis le 18ème siècle) comme
une discipline autonome, qui trouve en elle-même ses propres références. L’observateur et l’analyste
semblent n’admettre guère que les schémas strictement délimités par la
discipline. Si bien que culture et économie ont longtemps suivi
des voies distinctes : l’une étant la thématique de l’humanisme et de
l’éthique, l’autre se fondant sur l’utilitarisme et la fonctionnalité. C’est
une dissonance entre ceux qui considèrent la réalité vécue comme l’émanation
des valeurs et des représentations et ceux qui la voient comme le reflet des
forces matérielles.
De temps à autre, il est
vrai, ce qu’il est convenu d’appeler les « facteurs
extra-économiques » sont évoqués. Mais si les économistes admettent que
des facteurs de cette nature peuvent avoir une incidence sur l’activité
économique, ils se sont rarement efforcés de les analyser. Somme toute, la
place de la culture dans le développement est une préoccupation tout à fait
récente dans la science économique.
Quelques études – encore
minoritaires dans l’éventail des interprétations contemporaines – font
ressortir l’interaction de la dynamique économique et du substrat culturel. (6) Le changement économique est regardé
comme une affaire de culture, plus que de capitaux. On en vient à s’apercevoir
qu’aucun progrès matériel ne peut se réaliser sans d’abord la sensibilisation/adhésion
de l’homme social.
La tentative pour
appréhender d’un œil déshabitué des questions traditionnellement maintenues
hors du « territoire » de l’économiste, mérite toute l’attention, car
elle serait de nature à débusquer les idées reçues. Ainsi, l’argumentation
défendue, si elle devait être confirmée, représenterait une voie de recherche
féconde. Peut-on, au reste, interdire à l’économiste de réfléchir sur les comportements
sociaux inhibiteurs, alors que l’on sent que là peut se nouer la problématique décisive ?
Ne doit-on pas se résoudre à rechercher
l’invisible derrière le visible ? Ce que l’on tient d’ordinaire
pour l’accessoire ou l’épiphénomène ne serait-il pas la clé de l’objet étudié ?
Epilogue : L’actuel cloisonnement
entre les sciences de l’homme – les facettes du réel – n’est plus de mise. L’économique se doit de renouer avec l’éthique utilitaire, l’esprit inventif,
la conscience civique, le respect de la fonction accomplie... Rien assurément
n’obscurcit notre vision de la société que le préjugé économiciste.
Thami Bouhmouch
Décembre 2011
Publié in :
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(1) Carlos Rangel, L’Occident et le tiers-monde,
R. Laffont 1982, p. 166. Je souligne.
(2) Ce vocable est retenu ici comme un pis-aller.
La limite Nord-Sud, on le sait, ne marque pas une division exacte entre les
pays. Certains pays de l’Europe de l’Est, par exemple, forment une sorte de périphérie
à l’intérieur du « Nord ».
(3) Voir un précédent article : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/11/nations-subalternes-et-hypotheque.html
(4) Milton Fiedman, Prix et théorie économique,
éd. Economica 1983, p. 2. Je souligne.
(5) Louis Dumont, Préface à K. Polanyi, La grande
transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps.
Gallimard 1983, p. VII. Voir aussi p. 106.
(6) Cf. en particulier : Mahdi Elmandjra, Rétrospective
des futurs, éd. Oyoun 1992.
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