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20 décembre 2011

LE CHANGEMENT ECONOMIQUE : UNE AFFAIRE DE CULTURE ?



Au cours des cinq dernières décennies, le problème du sous-développement a pris des proportions tragiques, en raison de l’aggravation des inégalités entre les nations. Que n’a-t-on pas dit et écrit sur la question ! D’aucuns peuvent dès lors difficilement imaginer ce qu’on pourrait ajouter ni même répéter utilement.
Le problème pourtant présente une acuité certaine et la nécessité d’une explication théorique se fait toujours sentir pour saisir le sens des différences de niveaux de vie observées. Alors que, durant plus d’un demi-siècle, le changement social a progressé à grands pas de par le monde, on peut compter sur les doigts le nombre de pays qui ont réalisé une mutation significative. A la réflexion, il me parait important de reprendre la question posée par les grands penseurs du XIX ème siècle et par nombre historiens contemporains : pourquoi – excepté le cas remarquable du Japon – la révolution industrielle ainsi que l’ordre social et culturel qui l’a accompagné ont dû surgir en Europe du nord-ouest, à une époque donnée et pas ailleurs ni à une autre époque ? Comment se fait-il que le monde islamique, l’Inde et la Chine qui, dans le passé, étaient à beaucoup d’égards en avance sur l’Europe n’aient pas eu inventer et promouvoir ce type nouveau de société ?
En 1930, Chakib Arsalane relançait une question qui ne cessait de tourmenter la pensée islamique : «  pourquoi les Musulmans sont-ils en retard et pourquoi d’autres sont-ils en avance ? » (traduction littérale de l’arabe). On notera au passage que c’est dans cette perspective générale que se situe l’analyse pénétrante d’Ibn Khaldoun (Al mouqaddima).
Des questions d’historien certes mais il est souhaitable que des éléments de réponse puissent y être apportés par l’économiste. Sans doute tiennent-elles pour valable au départ la notion de progrès et donnent un caractère idéal au prototype européen de la société industrielle. Mais si, comme il convient de le faire, on s’abstient de souscrire à la théorie de l’évolution unilinéaire des formations sociales, l’histoire peut être considérée comme un mouvement vers plus de bien-être et de prospérité, un mouvement continuel que les peuples divers mettent plus ou moins activement en œuvre.
Progrès, bien-être : des mots dont il importe de bien saisir le sens relatif. D’où la nécessité de circonscrire la notion de développement – une entité plus aisément sentie que définie – de la démêler (pour ne pas la confondre avec celle de croissance), de la libérer de sa lourde chape d’occidentalo-centrisme et de pharisaïsme.

Les entraves souterraines
Les nations nanties doivent-elles leur avance essentiellement au pillage de leurs colonies et à la rapine effrénée qui l’a suivi ? Inversement, l’infortune des pays décolonisés s’explique-t-elle seulement par les sujétions passées ? S’agit-il d’un « retard » (conférence de Bandung en 1955) ? Est-ce une affaire de PNB ou de PIB ? Répondre n’est assurément pas facile. Néanmoins il est des faits qui ne doivent pas laisser indifférent : des pays comme la Suisse, l’Autriche, la Suède, la Norvège et le Danemark n’ont jamais eu de colonies ; tandis que d’autres tels l’Ethiopie, le Népal, l’Afghanistan et le Tibet n’ont pas (ou pratiquement pas) été colonisés. L'expansion coloniale a même été préjudiciable à l’Espagne et au Portugal…


C’est souligner combien cette expansion et les transferts de richesse qui l’ont accompagnée ne suffisent pas à engendrer la prospérité et soutenir un processus réussi. C’est un truisme de dire que c’est leur avance technologique, économique et sociale qui a permis aux pays impérialistes de soumettre par les armes des contrées entières et de se rendre maîtres de leurs richesses. En outre, il fallait une certaine capacité d’action interne pour que les transferts de richesses tournent à l’avantage des pays conquérants. Le processus de modernisation et l’accroissement du bien-être matériel au sein de ces pays sont dus, sans doute, moins à la mise en valeur des colonies qu’à l’existence de qualités intrinsèques, de vertus sociales génératrices de progrès. De telles prédispositions ont vraisemblablement fait défaut en Espagne et au Portugal (pays qui ont connu une évolution tardive). C. Rangel a dès lors raison lorsqu’il note que les conquêtes coloniales « profitèrent à l’Occident ou en tout cas le dynamisèrent, mais uniquement parce que celui-ci regorgeait déjà d’une énergie et d’une faculté créatrice qui auraient, de toute façon, suivi leurs cours ». (1)

Qu’en est-il maintenant des « pays du Sud » ? (2) Quelles sont les raisons profondes de leur inhibition et leur léthargie chroniques ? Il est primordial de bien comprendre pourquoi dans ces pays les dysfonctionnements ne sont pas solutionnés et ont même une fâcheuse tendance à se répéter et s’accumuler.
L’observateur le plus optimiste en vient à se demander si le sous-développement, en fin de compte, n’est pas un état chronique… et la tentation demeure grande de conclure qu’il n’y a peut-être « rien à faire ». Quant à l’analyse économique conventionnelle, elle se révèle inopérante – et pour cause – dès lors que l’on s’éloigne des phénomènes d’ordre strictement économique, plus ou moins comptabilisables (PNB, PIB, dette). Il est alors vain d’en attendre des réponses à des questions longtemps hors de sa portée ou dont l’envergure est en règle générale sous-estimée.
Tout bien considéré – si l’on met de côté l’hypothèque impérialiste (3) et les diverses formes d’apathie politique – l’obstacle névralgique au processus de changement économique ne nicherait-il pas dans les pesanteurs culturelles ? Les vertus sociales, l’esprit positif sont l’un des fondements principaux de la société moderne. Mais peut-on les considérer comme l’équivalent dans l’ordre culturel de la rationalité dans l’ordre économique ?...
Ici, on se heurte à une objection persistance, à savoir qu’il n’appartient pas à l’économique de rendre compte des comportements humains et des spécificités culturelles, qu’il ne lui appartient d’étudier que les mécanismes et les faits « objectifs ». Mais l’objection tombe par avance si le fait « objectif », le mécanisme sont conditionnés et orientés par le fait socioculturel. Comme les activités de production et d’organisation dépendent étroitement de la façon dont les hommes se comportent dans le cours habituel de leur existence, l’économique retrouve ses droits à côté d’une perspective psychosociologique.
Une situation économique n’existe pas, désincarnée, dans le monde éthéré des schémas de production. Pour qu’un schéma se réalise et se reproduise durablement, il faut  que des formes institutionnelles, des habitudes, un état d’esprit conduisent les hommes à se conformer à ce schéma. L’économique, comme le notait M. Friedman il y a trente ans, ne « traite pas d’un problème économique dans l’abstrait, mais elle étudie la façon dont une société donnée résout ses propres problèmes économiques ». (4)
Par cela même, les aspects économiques, sociaux, culturels s’interpénètrent ; on ne saurait les séparer analytiquement. Pour K. Polanyi, en effet, « l’idée même d’économie est récente. Dans les autres civilisations et cultures, ce que nous appelons phénomènes économiques n’est pas distingué des autres phénomènes sociaux, n’est pas érigé en un monde distinct, en un système, mais se trouve dispersé et étroitement imbriqué dans le tissu social ». (5)
Au fond, l’homme social n’accorde de valeur à la pratique matérielle que pour autant qu’elle serve des fins non économiques. Le problème des relations entre le changement économique et les traits socioculturels surgit à la fois de l’orientation encore diffuse de la recherche économique et du défi des réalités humaines observées dans l’espace sous-développé.

L’économique et la perspective culturelle
L’appareil d’analyse conventionnel est avant tout orienté vers la saisie de ce qui se passe en Occident. Il s’applique plus au cadre de la société positiviste et technicienne – réalité occidentale – qu’à celui de la civilisation et de la culture – réalités humaines. Le réalisme exige de cesser de contourner les constats et les vérités qui, pense-t-on, froissent l’amour-propre. Si l’on convient que la longue léthargie du sous-développement n’est pas due – exclusivement et dans son essence – à des obstacles économiques, à un manque de ressources, on s’aperçoit de l’existence d’entraves souterraines nées du comportement humain et des pesanteurs socioculturelles.
Si alors nous tenons pour acquis que le processus de changement est suscité et entretenu en partie par des attributs socioculturels, nous pouvons décider de la place que les facteurs non mesurables doivent occuper dans le champ économique. Si nous admettons enfin que le développement en tant qu’action suppose la transformation des hommes eux-mêmes, nous pouvons prendre acte des freins dus à l’emprise d’une psychologie de dépendance sur les peuples du Sud.
Si, a contrario, il convient de faire grand cas de l’homme, le bien-être et le progrès peuvent-ils être assurés sans assise économique ? Que fait-on des composantes matérielles (infrastructures, nourriture, accès à l’éducation, santé) ?... C’est précisément cette façon de poser les questions qui maintient la confusion et qui fait que la plupart des débats économiques et politiques font silence sur des aspects primordiaux. L’ankylose culturelle, le laxisme social, l’esprit de démission, le népotisme, les phénomènes d’aliénation sont depuis longtemps remisés par les économistes au « magasin des accessoires ».

En Occident, l’économique est considérée (depuis le 18ème siècle) comme une discipline autonome, qui trouve en elle-même ses propres références. L’observateur et l’analyste semblent n’admettre guère que les schémas strictement délimités par la discipline. Si bien que culture et économie ont longtemps suivi des voies distinctes : l’une étant la thématique de l’humanisme et de l’éthique, l’autre se fondant sur l’utilitarisme et la fonctionnalité. C’est une dissonance entre ceux qui considèrent la réalité vécue comme l’émanation des valeurs et des représentations et ceux qui la voient comme le reflet des forces matérielles.
De temps à autre, il est vrai, ce qu’il est convenu d’appeler les « facteurs extra-économiques » sont évoqués. Mais si les économistes admettent que des facteurs de cette nature peuvent avoir une incidence sur l’activité économique, ils se sont rarement efforcés de les analyser. Somme toute, la place de la culture dans le développement est une préoccupation tout à fait récente dans la science économique.
Quelques études – encore minoritaires dans l’éventail des interprétations contemporaines – font ressortir l’interaction de la dynamique économique et du substrat culturel. (6)  Le changement économique est regardé comme une affaire de culture, plus que de capitaux. On en vient à s’apercevoir qu’aucun progrès matériel ne peut se réaliser sans d’abord la sensibilisation/adhésion de l’homme social.
La tentative pour appréhender d’un œil déshabitué des questions traditionnellement maintenues hors du « territoire » de l’économiste, mérite toute l’attention, car elle serait de nature à débusquer les idées reçues. Ainsi, l’argumentation défendue, si elle devait être confirmée, représenterait une voie de recherche féconde. Peut-on, au reste, interdire à l’économiste de réfléchir sur les comportements sociaux inhibiteurs, alors que l’on sent que là peut se nouer la problématique décisive ?  Ne doit-on pas se résoudre à rechercher l’invisible derrière le visible ? Ce que l’on tient d’ordinaire pour l’accessoire ou l’épiphénomène ne serait-il pas la clé de l’objet étudié ?
Epilogue : L’actuel cloisonnement entre les sciences de l’homme – les facettes du réel – n’est plus de mise. L’économique se doit de renouer avec l’éthique utilitaire, l’esprit inventif, la conscience civique, le respect de la fonction accomplie... Rien assurément n’obscurcit notre vision de la société que le préjugé économiciste.

Thami Bouhmouch
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(1) Carlos Rangel, L’Occident et le tiers-monde, R. Laffont 1982, p. 166. Je souligne.

(2) Ce vocable est retenu ici comme un pis-aller. La limite Nord-Sud, on le sait, ne marque pas une division exacte entre les pays. Certains pays de l’Europe de l’Est, par exemple, forment une sorte de périphérie à l’intérieur du « Nord ».
(3) Voir un précédent article : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/11/nations-subalternes-et-hypotheque.html
(4) Milton Fiedman, Prix et théorie économique, éd. Economica 1983, p. 2. Je souligne.
(5) Louis Dumont, Préface à K. Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Gallimard 1983, p. VII. Voir aussi p. 106.
(6) Cf. en particulier : Mahdi Elmandjra, Rétrospective des futurs, éd. Oyoun 1992.



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