Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
"Les pays du Tiers-monde doivent cesser de se comporter comme
le corbeau de la fable qui, voulant imiter la démarche de la colombe, finit par
oublier sa propre façon de marcher".
Ehsan Naragui
Le phénomène du mimétisme indifférencié – outre les
incohérences abordées dans les 4 articles
précédents – peut conduire, par une conséquence obligée, à une impasse hasardeuse.
Marchant derrière les sociétés-modèles, les pays du Sud se laissent entraîner dans une politique
délibérée de dénaturation de leur cadre de
vie comme de leur singularité collective. Ici ou là, des banlieues maraîchères intensives disparaissent sous le béton dans un rayon comparable à celui qui est
déjà stérilisé autour des grandes mégalopoles occidentales. La ville prend des
terres à la campagne, la vide de sa substance. C’est l’espace où les désirs de
biens matériels, stimulés sans être satisfaits, conduit aux multiples
frustrations.
On sait qu’en Occident la population rurale est
dans une relation inversement proportionnelle au développement de l’industrie.
Plus celui-ci prenait
de l’ampleur, plus il aspirait
les habitants de la campagne et plus les villes prenaient
de l’extension. Par contraste, bien des pays du Sud se
sont engagés dans une pseudo-urbanisation,
au préjudice des zones rurales et malgré la faiblesse des structures
industrielles. Certes l’urbanisation est un phénomène historiquement universel, des
villes se sont développées bien avant l’industrialisation (notamment dans le monde musulman autrefois)… le propos ici est seulement de marquer
qu’aujourd’hui, dans ces pays, le rythme de croissance urbaine ne correspond pas au
rythme de développement économique.
De là, partout
où cette excroissance incohérente sévit, des problèmes de toutes natures se
multiplient : crise de logement, déploiement des bidonvilles, montée de la délinquance et de la mendicité, carence
de produits alimentaires. Lebiez a écrit : «ruiner
les cultures traditionnelles au nom de nos normes agronomiques, favoriser la
concentration de la population dans de gigantesques villes qui, dénuées de
l’équipement et de l’offre d’emplois nécessaires, sont des havres de misère, de
violence et de pollution, cela nous semble une étape nécessaire quoique douloureuse».
(1)
La «croissance urbaine», à
cet égard, a une signification particulière : elle n’est en rien associée à
un progrès économique ; c’est un
simple transfert de la misère de la campagne à la ville. Dans nombre de villes au Maroc, les campagnards s’entassent
dans une sorte de «camps de réfugiés». Dans certains
quartiers, l’observateur assiste à une reconstitution de la vie
rurale : linge étendu et grains de blé étalés au soleil devant les
maisons, poules en liberté… Les nouveaux venus ne deviennent pas des
citadins, ne sont pas intégrés économiquement et socialement à la ville. Le
processus anormal d’urbanisation (ruralisation des villes, peut-on dire) donne naissance à des activités
marginales peu productives. La grande ville transposée dans l’espace
sous-développé est un mirage, car elle s’amplifie au détriment de
l'environnement et de la vie équilibrée. A Singapour,
l’époque n’est pas lointaine où le gouvernement
a procédé à la destruction systématique des petits villages et des logements
traditionnels. Comment saisir la nécessité
d’évincer le clan familial chinois pour y substituer la famille nucléaire de
type occidental ?
La civilisation industrielle que l’on cherche à
prendre pour référence aboutit à des gaspillages avérés.
Elle a fait de l’homme un agent d’épuisement des stocks d’énergie et de
matière. Voilà que le monde pauvre est gagné par
le même mal. Prendre mécaniquement pour modèle le système industriel occidental
c’est reproduire les tares inhérentes à ses lois profondes. On produira
alors des objets que l’on ne peut réparer, des objets moins résistants et moins
durables ; on incitera au renouvellement des achats en apportant
périodiquement aux produits des modifications dérisoires pour les démoder. Le
travail humain sera lui-même gaspillé puisqu’il s’agira de l’appliquer à
produire des biens dont la durée de vie sera limitée et dont le besoin sera
artificiellement créé.
Nombre d’aspects de la modernité (aliénation,
massification, insécurité) ont été dénoncés en
Occident même. Au moment où les pays assujettis sont
poussés vers les «paradis de la modernisation»,
l’Occident est voué d’une façon ou d’une autre à s’en
éloigner. La ville de type «moderne» qui semble préfigurer l’avenir est
une ville où l’air n’est souvent pas respirable,
où l’emballage perdu grossit les montagnes d’ordures, où le paysage est masqué
par la publicité… Indissociable du modèle de croissance occidental et du
modèle culturel qui le sous-tend, la publicité accroît artificiellement les
prix, trompe fréquemment le consommateur et
l’aliène.
Il convient de se rappeler que c’est à travers la publicité que les firmes multinationales ont imposé abusivement leurs boites de lait en
poudre en Afrique, en Amérique du sud et en Asie. Partout, on constate un
déclin impressionnant de l’allaitement maternel au profit de biberons le
plus souvent mal remplis. Une aspiration aveugle vers la «modernisation» pousse
des femmes parfaitement capables d’allaiter à renoncer à donner le sein. C’est
là un exemple de transmission pernicieuse de mode de consommation. Car, dans un
environnement de pauvreté et d’analphabétisme, une mère ne saurait suivre
minutieusement les règles d’hygiène et la posologie indiquées.
Qui plus est, l’alimentation au biberon est très chère. Comment s’étonner que des
mères illettrées rognent sur les doses en poudre
afin que la boite dure plus longtemps ? Pourtant, même dans les villages
pauvres, les bébés allaités au sein sont le plus
souvent en bonne santé, comme ils sont immunisés
contre les infections. Les méthodes occidentales de pénétration commerciale se
révèlent inappropriées dans les milieux déshérités ; elles tendent à
ruiner les modes de vie qui reposaient justement
sur l’allaitement au sein… Le déclin
spectaculaire de celui-ci, il est vrai, ne
résulte pas des seules pratiques publicitaires. Outre le processus anormal d’urbanisation et l’accès des femmes au
travail salarié, il découle en profondeur de l’insistance avec laquelle le
modèle occidental s’impose.
Sur un autre plan, nombreux sont les pays du Sud
qui, cédant il n’y a pas longtemps à une mode, n’avaient
pas hésité à s’engager à la légère dans le choix nucléaire.
Certes, l’ivresse nucléaire est tombée désormais,
mais il s’agit ici de montrer du doigt une
certaine mythologie du progrès et des excès lourdement périlleux de l’effet de
démonstration à l’échelle des nations. Même des zones aussi réduites que
Singapour et Hong-Kong avaient envisagé dès les années
1980 de se doter de centrales. Plusieurs pays africains sont encore
aujourd’hui engagés dans une course pour le nucléaire. En 2025, au
moins cinq d’entre eux disposeront de centrales nucléaires : Egypte, Algérie, Nigéria,
Kenya, Afrique du Sud. Une option inquiétante pour un continent disposant de
solutions pour se développer sans le recours à cette énergie.
Actuellement, le Maroc étudie la possibilité de recourir à cette technologie afin d’étoffer
son mix énergétique, de réduire sa facture pétrolière et satisfaire une demande d'électricité en hausse. Il a à
son actif le Centre national de l'énergie, des sciences et techniques
nucléaires (CNESTEN), un Centre d’Etudes Nucléaires (CEN),
un réacteur nucléaire de recherche ainsi
que les laboratoires qui y associés.
Il envisage de créer une Agence de sûreté nucléaire et dispense même des formations
dans ce domaine (soutenues par l'AIEA) à ses voisins continentaux. Pour
autant, dans une quinzaine d'années,
le pays disposera-t-il des infrastructures assurant une
production sûre et sécurisée de l'énergie nucléaire ?
Dans un pays où la consommation d’électricité est
inférieure à la production annuelle d’une centrale classique de 900 mégawatts,
il tombe sous le sens qu’un tel choix ne constitue pas la solution optimale.
Surtout si l’on ajoute que l’énergie nucléaire est par essence concentrée alors
que dans les pays pauvres les besoins en énergie sont multiples et dispersés.
Par-dessus tout, la filière nucléaire se heurte au
problème crucial de la maîtrise technologique. Technologie
hautement pointue, le nucléaire ne se transfère
pas aussi aisément qu’une usine de montage. Il exige au
préalable une assise
industrielle et scientifique solide. Idéalement,
il faut être en mesure de disposer de
techniques nucléaires propres et de poursuivre des recherches dans ce domaine
en bénéficiant d’une certaine marge de manœuvre (2). Tenter de se
prémunir contre les pénuries d’énergie est a priori légitime, mais chercher – pour
une question de prestige – à transplanter une technologie si peu éprouvée est
un acte pour le moins irrationnel.
Le nucléaire implique l’existence d’une société
parvenue à un certain degré de maturité, d’un ordre hiérarchique strict,
d’une police hautement organisée, d’un système qui ne tolère aucune négligence.
Une telle option exige la mise en place d’un
macro-système tellement complexe et rigide qu’il
est peu probable qu’il puisse être soumis partout à un
contrôle constant.
Cette technique aux conséquences potentielles
alarmantes n’est pas à proprement parler bien maîtrisée et l’expérience
occidentale n’est ni concluante ni suffisante encore. Dans ce domaine aucune
erreur d’appréciation n’est permise. Un accident est presque inévitable et les risques encourus par les
populations sont considérables. Il faut disposer d’un système d’alarme couvrant
tout le territoire national, d’un plan de sécurité et de protection aux
proportions gigantesques… Il est manifeste que les pays
considérés ici ne sont pas prêts à dominer une telle monstruosité
technologique. Si pour les uns, il est possible et recommandé de commencer par
construire un réacteur de recherche de taille appropriée (comme en Algérie et au Maroc), pour les autres il
impératif de renoncer à un illusoire «symbole de développement».
Thami
BOUHMOUCH
Septembre
2018
_______________________________________
(1) Marc Lebiez, L’Occident
et les autres, Les Temps modernes, n° 538, mai 1991, p. 35.
(2) On sait que
l’Occident s’emploie fermement à empêcher les pays du Sud – musulmans en particulier
– d’accéder à cette technologie. Les rares savants et spécialistes sont d’ailleurs
poussés à l’exil ou assassinés par les services secrets sionistes.
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