Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
Si la situation socio-économique des pays du Sud évoque
parfois l’Europe d’avant la Révolution industrielle, leurs désirs sont bien du 21ème
siècle. Or ceux-ci, impliquant des dépenses démesurées, ne font
qu’aggraver les injustices sociales en laissant de côté les exigences
prioritaires. Les investissements de prestige empêchent la mise en valeur de
territoires qui ont besoin avant tout d’hôpitaux, de routes et de chemin de
fer.
L’engrenage du mimétisme implique des incohérences
et des gaspillages avérés. Il constitue un des facteurs de neutralisation de
toute dynamique globale et autonome. Pouvoir profiter de l’expérience de
l’autre peut être bénéfique a priori, mais il faut en payer le
prix. L’adoption par exemple des systèmes d’irrigation des fermiers
américains, qui consomment des centaines de litres de pétrole par hectare
cultivé, est sans rapport avec les possibilités et les besoins des paysans
traditionnels.
En Afrique, pendant très longtemps, les
fonctionnaires ont été tenus de garder veste et cravate, même quand la chaleur
les rendait insupportables – ce qui impliquait et justifiait l’acquisition
d’innombrables climatiseurs. Des boulevards magnifiquement éclairés s’affichent
à quelques kilomètres de la brousse et la misère. Dans les quartiers d’affaires
(à Abidjan, Casablanca...), des tours sont édifiées selon les standards
américains ou européens, mais les parois en verre laissent échapper la chaleur
en hiver et la laissent entrer en été, ce qui exige chauffage et conditionnement
d’air. C’est là d’ailleurs une forme de gaspillage dont les pays riches
eux-mêmes avaient pris conscience au lendemain du choc pétrolier de 1973.
Faut-il que les matériaux de construction coutumiers
soient évincés par les matériaux importés ? Ici ou là en Afrique subsaharienne,
couvrir sa maison d’un toit de tôle est un signe de prestige. Mais ce métal
transforme le logement en four sous le soleil ou en caisse de résonance sous la
pluie. Les matériaux locaux, outre le fait qu’ils sont d’un prix abordable, présentent
l’avantage d’être adaptés à l’espace et au climat ambiants. A cet égard, qu’en
est-il de la terre crue ? Technique de construction millénaire,
elle est utilisée au Maroc, au Mali, au Yémen et dans le Nord de la Chine. Or,
au cours des dernières décennies, sous l’effet de l’urbanisation accélérée,
l’habitat traditionnel a fait place au béton… Il ne s’agit pas ici de se
confiner dans une quelconque vision passéiste du «paradis perdu», mais il
convient de s’interroger : une telle substitution répond-elle
invariablement à une exigence objective ? Est-elle partout
nécessaire ? La terre, contrairement au béton, se trouve sur place dans
bien des localités et son utilisation, tout en étant simple, permet de multiples
sophistications. En plus de son prix de revient modéré et de ses
caractéristiques plastiques remarquables, ce concurrent du béton offre de plus
une importante isolation thermique et acoustique. Mais, les préjugés sont
tenaces : là où l’habitat de terre s’avère approprié, il est
péremptoirement assimilé à un logement pauvre et archaïque.
La préférence que l’on accorde à l’instrumentalité
moderne est démentie dès que l’on se préoccupe des capacités de financement
réelles. Acquérir un matériel médical et chirurgical de dernier cri
n’est pas un signe de progrès si son coût est sans rapport avec les ressources
du pays et alors que les fournitures pharmaceutiques font cruellement défaut. Par
le passé, le Pakistan avait édifié l’un des hôpitaux les plus modernes du monde,
pas loin de l’immense bidonville de Karachi, là où il n’y avait ni égouts, ni
écoles, ni centres de santé. Certes, vouloir disposer d’une structure
hospitalière efficiente est compréhensible… Encore faut-il qu’une telle structure
ne tourne pas le dos aux exigences de soins de santé primaire, de la
prévention, de l’assainissement du milieu, qu’elle ne snobe pas les régions
rurales reculées, que son fonctionnement n’absorbe pas une partie excessive du
budget sanitaire du pays. Qui plus est, la formation médicale dispensée n’est
qu’une reproduction de programmes européens ou américains, dans lesquels la
médecine tropicale et la prévention ont peu de place, où l’hygiène du milieu et
l’assainissement ne sont guère considérés comme des disciplines médicales. (1)
Face à une situation où la médecine moderne ne
peut pénétrer les villes et les villages, afin de remédier à la misère
sanitaire, la reprise en main des thérapeutiques traditionnelles s’impose à
l’esprit. Les connaissances empiriques anciennes sont à protéger de la
désintégration culturelle. Les plantes médicinales et l’automédication
peuvent jouer un rôle essentiel dans la résolution quotidienne des
problèmes de santé. Cela permet par la même occasion de freiner l’importation
de médicaments non indispensables.
A Dakar, les guérisseurs ne sont plus
systématiquement mis à l’écart des établissements de la santé publique. De
même, sous l’impulsion de l’Organisation Mondiale de la Santé, un important
effort de réhabilitation des cures traditionnelles se poursuit. A la médecine
occidentale, l’apport possible d’anciens arts de guérir est plus ou moins
direct. Ainsi, les modèles relationnels africains mettent en évidence les
avantages considérables de l’implication familiale dans le processus de guérison ;
ils montrent l’intérêt majeur qu’il y aurait à s’occuper davantage du malade
que de la maladie. En Afrique, le malade n’est en effet jamais seul ;
il est constamment entouré de la famille… L’Inde, quant à elle, peut apporter à
la médecine moderne une ancienne pratique : l’ayurvédisme. Cette
médecine adopte une approche psychosomatique de la maladie, s’appuie sur les
herbes médicinales, les exercices physiques et les mesures d’hygiène. On peut
enfin mentionner, sans y insister, l’influence grandissante aujourd’hui de l’acupuncture
chinoise…
Les succès relatifs de la médecine moderne ne
devraient donc en aucune façon aboutir à l’abandon total des thérapeutiques
anciennes. Comme le note Morazé, «surévaluer des pratiques archaïques est
sans doute une façon d’être rétrograde, mais c’en serait une autre que de
considérer les plus récents acquis comme non améliorables par référence à
l’homme de toujours». (2) C’est dire que la médecine de jadis
peut et doit coexister avec la médecine moderne. La revalorisation des
traditions ne procède d’aucun narcissisme stérile, n’exclue nullement l’esprit
positif. Il y a lieu d’opérer un ajustement, une synthèse entre les savoirs, de
combiner l’un et l’autre pour réaliser un «pluralisme médical». Il s’agit en
somme de repérer ce qui, dans les anciens procédés de cure, est bénéfique et irremplaçable,
d’en détacher les aspects contestables et d’intégrer le tout dans de nouvelles
structures sanitaires.
Sur un autre plan, l’importation de modèles
politiques génère des dysfonctions et gonfle les coûts de souveraineté
et d’administration. Dans un pays politiquement instable, la démocratie de
style occidental, avec son cortège de pratiques et d’institutions, est
manifestement un mauvais article d’importation. A quoi bon en effet des
campagnes électorales si le résultat du scrutin est connu d’avance (téléguidé
par les multinationales) ? Pourquoi payer si cher des députés qui vont
approuver machinalement les orientations du pouvoir ?
La question du «développement» est au départ
faussée par le fait même que le modèle du dominateur est intériorisé.
Pour le monde pauvre, «évoluer» signifie alors devenir semblable en tout point
au monde riche – à l’intérieur du même système égocentrique dominant.
La juste revendication du changement se confond avec l’intégration sans nuances
à ce système. Les transpositions, non seulement accentuent le divorce avec la
problématique locale, mais elles confortent la vocation hégémonique de
l’Occident. Ce qu’il faut rejeter, c’est un ersatz de modernité, une
caricature de progrès. Se porter directement sur une saine conception des besoins
et moyens endogènes est une nécessité qui s’impose eu égard à l’impact négatif des
modèles transmis sur la balance commerciale. La polarisation des goûts et des
aspirations sur l’extérieur, l’extraversion manifeste des structures
commerciales qui en découle, sont une des causes de l’inarticulation qui
caractérise les économies du Sud.
Ce sont les modèles de consommation occidentaux
qui donnent le ton et les comportements prennent l’allure d’une ostentation
malavisée. On est confondu devant cette coutume courante en Afrique subsaharienne d’offrir aux invités du champagne «spécialement
importé d’Europe», alors qu’un jus d’ananas serait approprié à la situation.
Bien des produits pourraient être fabriqués sur place, mais le snobisme exige
que les biens consommés proviennent d’ailleurs. C’est ainsi que les catégories
aisées boivent de l’eau minérale importée alors que la grande masse ne dispose
pas d’eau potable. La Côte d’Ivoire par exemple peut produire suffisamment de
yaourt pour sa propre consommation, mais les «élites» – se mettant à la
remorque des expatriés européens – affichent une préférence pour le yaourt venu
de France. Or le produit d’importation est vendu environ 60 % plus cher que le
produit de marque locale – du reste, de qualité tout à fait comparable.
Toujours en Afrique, l’évolution des habitudes
alimentaires a accentué la défaillance de l’agriculture : sollicités par
les symboles dérisoires de la «modernité», la population urbaine délaisse les
denrées locales au profit du riz et d’aliments à base de blé importé. C’est dans cette partie du monde, devenue le moteur du commerce de
blé dès 2017, que les achats de cette céréale ont le plus progressé :
+ 17% en un an. (3) De sorte qu’à
mesure que le pain de blé remplace les denrées
locales, telles le maïs, le mil, le
manioc ou l'igname – conformément au modèle transmis – la dépendance
alimentaire s’accroît.
Quantité de devises sont dépensées régulièrement
pour répondre à une demande malavisée. Le Continent compte trop sur le lait et
la farine de poisson importés, alors que le niébé, cultivé sur place, constitue
une légumineuse fort nourrissante et peu coûteuse. De même, les brasseries
africaines importent leurs matières premières, comme le malt, de l’étranger,
tournant le dos aux denrées locales comme le maïs, le sorgho et le manioc.
Imaginons le contraire : la production de telles céréales trouve des
débouchés sûrs, des circuits de commercialisation naissent et tout un processus
se met en place liant étroitement l’agriculture à l’industrie.
Ces brèves considérations soulignent l’impact
considérable de l’asservissement à des habitudes extraverties, considérées
comme un critère de progrès individuel. Assurément, la demande ostentatoire ne
saurait constituer un stimulant pour l’économie interne, comme elle contribue
au déséquilibre de la balance des paiements. Sous ce rapport, le problème de
l’endettement dans lequel nombre de pays se débattent aujourd'hui a bien une
dimension socioculturelle. Ces pays, comme le note Lipietz, «ont investi sur
un modèle de développement extrêmement contestable du point de vue social et
culturel, mais toute la communauté financière mondiale les invitait, voire les
obligeait à le faire». (4)
Thami
BOUHMOUCH
Novembre
2018
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(1) Notons au passage que nombre de médecins – formés
à grand frais – se tournent vers l’Europe et l’Amérique du Nord. L’ironie du
sort veut que des pays aux moyens limités et endettés – tels l’Inde et les
Philippines – deviennent de grands fournisseurs de personnel médical.
(2) Charles Morazé, La science et les facteurs de
l’inégalité
(ouvrage collectif), Unesco 1979, pp.
272-273.
(4) Alain Lipietz, Mirages et miracles, problèmes
de l’industrialisation dans le Tiers-Monde, éd. La Découverte 1986, p. 164.
Merci Monsieur Bouhmouch
RépondreSupprimerUne analyse très fine de l'une des problématiques dont vivent les pays tiers-mondistes.
Merci Bcp