Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
Dans le papier précédent, on a vu que la
polarisation des goûts et des aspirations sur l’extérieur est à l'origine de la
désarticulation caractérisant les économies sous-développées.
Il n’y a pas de progrès économique sans un effort
d’auto-développement, sans une implication organique des énergies
endogènes. L’exemple de la bureaucratie soviétique dans la Chine des années
1950 montre la fragilité et l’inanité du mimétisme institutionnel. Les méthodes
et modèles transplantés ne saisissent guère les problèmes spécifiques du pays
imitateur, ne peuvent répondre à sa propre vision des choses. Y a-t-il une
raison pour qu’une pratique ou une institution conçue en Europe soit ipso
facto une solution en Afrique ou en Asie ? Trop de particularités – géographiques,
historiques, économiques, psychologiques – donnent à l’Europe des couleurs
originales. L’énergie dépensée par l’homme subjugué à se mouler sur l’Autre peut
créer des tensions irréversibles. "Un
idéal que l’on construit en prenant le contrepied de l’état de choses existant
n’est pas réalisable puisqu’il n’a pas de racines dans la réalité". (1)
Si le "retour
aux sources" à connotation passéiste apparaît comme n’étant pas en
prise avec les temps présents, la reproduction de recettes extrinsèques –
culturellement et historiquement déterminées – demeure inadéquate autant
qu’infructueuse. Lors des "indépendances",
l’Afrique s’est retrouvée avec un archétype de société et des charges qui sont
ceux des sociétés occidentales. Aujourd’hui, le désastre saute aux yeux :
tous les schémas plaqués sur ce continent comme autant de prothèses ont échoué.
On en vient à penser que les peuples africains avaient peut-être besoin de
conserver encore les valeurs qui avaient permis, au fil des millénaires,
d’assurer leur survie dans des conditions ardues.
La diffusion ici et là des méthodes éducatives en
vigueur dans les ex-métropoles crée des problèmes tangibles en contribuant au
déracinement culturel et social. En Afrique, on a voulu faire de l’enseignement
une fin en soi. Mais les transpositions in extenso ne résolvent rien :
les choses s’assimilent, se conçoivent avec le temps. On s’aperçoit que les
individus formés par l’Europe sont des individus formés pour l’Europe. Pas
pour l’Afrique ! Il n’est pas rare en effet que la formation hautement qualifiante
de techniciens et cadres entre en conflit avec les intérêts du pays concerné. Les
médecins de très haut niveau, par exemple, sont (naturellement) attirés par les
centres hospitaliers occidentaux ultramodernes, plutôt que par les hôpitaux ou
dispensaires ruraux de leur pays.
Les transpositions dépersonnalisées de procédés et
réalisations techniques ne sauraient avoir de portée économique ni de choc en
retour social si elles restent sans prise sur l’univers culturel endogène. Comment
peuvent-elles prétendre constituer des créations économiques si elles sont
totalement étrangères à l'initiative locale ? En fait, lorsqu’un secteur de la
société "se modernise" à l’écart des autres secteurs, cela implique
de sérieuses dissonances ou même des contradictions. Le syndrome de la pseudo-modernité
a souvent des conséquences directement opposées à celles escomptées au départ. Les
transferts sans échange ni réciprocité favorisent indubitablement le phénomène
de domination-dépendance. De même, l’esprit d’imitation – expression directe de
la structure inégalitaire – empêche que des sources d’inspiration jaillissent
ailleurs que dans les centres émetteurs.
Si les exclus du système entendent agir réellement
sur le déterminisme de la tutelle externe ils sont tenus de créer par eux-mêmes,
non laisser les autres créer pour eux, de penser par eux-mêmes, non attendre
que d'autres pensent pour eux. Il ne s'agit nullement ici de ramener une
problématique complexe à quelques vœux pieux, d'avoir une vue trop idéaliste de
la réalité vécue. Mais le fait demeure que "si la capacité de résoudre les problèmes ne se développe pas à
l'intérieur d'un pays, sa dépendance vis-à-vis d'industries importées et de
spécialistes étrangers sera continuellement reproduite et perpétuée". (2)
A la réflexion, s'il est impératif de se porter sur les besoins essentiels et
les ressources internes, ce n'est pas seulement dans une optique de stricte
économie, c'est aussi pour favoriser la participation des peuples à leur
propre projet de société.
Non seulement le mimétisme accentue la
désarticulation de la structure endogène, mais il approfondit les différences qui séparent les catégories sociales ; celles-ci ne se définissent plus que par rapport à l’instance
exogène. Sous l’impact triomphant de cette dernière, le phénomène
s’extériorise, se diversifie et s’aggrave. C’est ainsi que les nations dominées
perçoivent leur existence à travers la spirale sans fin des besoins transmis,
dont la satisfaction est aussi astreignante qu’injustifiée. Elles sont
entrainées dans un processus dramatique qui ne cesse de s’amplifier au fur et à
mesure qu’elles sont pénétrées par les oripeaux de la "vie moderne". On assiste alors à
une sorte de télescopage de besoins divers, qui contribue à accroître les
contradictions, eu égard aux moyens d’existence effectifs dont dispose la
grande majorité de la population. Combien de centaines de milliards de dollars
l’Afrique a-t-elle englouti dans l’achat de biens de consommation fabriqués par
d’autres ? La demande ostentatoire pourrait-elle constituer un stimulant pour le
processus interne ?
Un des facteurs de résistance les plus décisifs
que les nations se doivent d’affermir, dans le climat de défi actuel, est la
vigueur de leurs traits sociaux et culturels propres. C’est le rempart qui
défend leur entité et leur individualité. Or la tendance collective au
mimétisme sans nuances altère les particularismes, affaiblie leur effet de
protection. L’homme vivant en société sous-développée est manifestement
désemparé ; son attitude à l’égard de l’instance occidentale est sans issue
favorable : il ne parvient ni à s’y intégrer pleinement et à s’identifier
à elle, ni à adhérer au caractère essentiel de son milieu d’appartenance en le
mettant à profit. On ne distingue guère ce qui est positif dans le fonds
culturel endogène et pourrait être adapté au nouvel âge, de ce qui doit être
rejeté ; ni ce qui est bénéfique dans les schémas transmis, de ce qui est
superflu ou pernicieux.
Visiblement, les peuples subjugués sont dans un
état d’attente permanente d’assistance ; ils quémandent les moyens matériels,
les méthodes, mais aussi les significations et les types de conduite. Dès le
moment où un pays se saisit des catégories convoitées, il se met à intégrer des
attitudes et des idéaux qui agissent tendanciellement sur l’ensemble du corps
social. Dans la Russie tsariste (règne de Pierre Le Grand), les goûts, la mode
vestimentaire, les plaisirs européens sont copiés sans originalité. Cette
propension à emboîter le pas à l'Europe n'est sans doute pas sans rapport avec
la mainmise du capital étranger sur l'économie russe jusqu'à 1917. A peu
près à la même époque, la Chine s'engage elle aussi dans l'imitation de
l'Europe. Parallèlement à la reproduction des codes et des mœurs occidentaux,
on a entrepris une remise en cause du fondement de la société chinoise : le
confucianisme. Là encore, à la faveur de la pénétration culturelle, les
secteurs occidentalisés sont entre les mains du capital étranger et la
dépendance économique s'insinue.
Si l'Inde, lors de son indépendance, n'a pas été
aussi combative quant à son développement économique qu'elle l'a été vis-à-vis
de l'occupant colonial, c'est que les nouveaux dirigeants "au lieu de
s'inspirer dans leur politique intérieure des principes et des méthodes de
Ghandi, si profondément enracinés dans le peuple de l'Inde et sa culture
millénaire qu'ils avaient permis la victoire contre l'occupant en se plaçant
sur un autre plan que lui, reprirent les modèles occidentaux qui les avaient
déracinés de leur peuple et de leur culture". (3) On
conçoit alors pourquoi ce pays a dû pâtir de la coupure entre les minorités
agissantes et les masses, pourquoi il a dû endurer des discours politiques sans
rapport avec ses ressorts propres, pourquoi enfin il s'est laissé soumettre aux
mécanismes subtils du conditionnement néocolonial.
A contrario, le Japon n'a
jamais prêté le flanc à ce "contre-développement" caractéristique des
pays dominés actuels, piégés par les déterminismes du passé colonial. Les
Japonais durant l’occupation américaine (1945-1951) ont montré leur exceptionnelle
capacité à absorber les différences et à orienter leur destin par des emprunts
sélectifs préservant leur identité nationale. De leur côté, les vainqueurs
ont eu la sagesse de respecter la mentalité et les usages locaux, d'épargner
les Japonais la perte d’identité liée au rejet massif des valeurs de référence
qui structurent la société.
La tendance à tout rapporter à l'élément
dominateur, à n'en pas douter, constitue un des facteurs déterminants de
résistance au changement, de neutralisation de toute dynamique de caractère
émancipateur. S'est-on interrogé sur les causes de l'échec de nombre de pays à
s'arracher à l'immobilisme social et à réaliser un processus de développement
organique ? Une des causes fondamentales ne réside-t-elle pas dans la
propension à s'identifier au dominateur, marquant l'âme de la
plupart des dirigeants et le gros de la population ?
Acceptant la mystification, l'homme subjugué
se transforme graduellement, tournant le dos au genre de changement qui peut
véritablement sauvegarder ses intérêts. L'entreprise de conditionnement
culturel tend à réifier sa conscience ; il devient, selon le mot de Hijazi,
"un être factice, prisonnier des apparences, cherchant toutes sortes de
masques de notabilité dans l'imitation du genre de vie du dominateur et de ses
idéaux. Ainsi, la victime devient l'allié le plus proche et le plus attaché
au bourreau". (4) C'est un fait d'expérience crucial qu'on
ne peut se dispenser d'examiner : l'hégémonie culturelle "n'est
pas imposée mais hélas désirée. Les hommes sont enclins à aimer ce qui les
détruit […] Nous attendons d'une culture qu'elle apporte une
libération, une autonomie ; mais entre une culture et un homme peut s'établir
un rapport inverse : un rapport d'intoxication et d'asservissement…" (5)
Destinée à l'emprise de la culture américaine en France, cette réflexion
s'applique pleinement – et sans doute avec plus de pertinence – aux sociétés ex-colonisées.
Dans le même sens, Ziegler écrit : "les
ravages qu'opèrent les significations imposées par le système de violence
symbolique à l'individu sont tels que l'homme colonisé devient, dans un premier
temps du moins, son propre ennemi. Ou encore : le gestionnaire de sa
propre soumission". (6) C'est également le point de vue
que soutient Horkheimer : "les esclaves forgent continuellement leurs
propres chaines". (7) Peut-être est-il superflu d'ajouter qu'une
telle propension à trouver satisfaction dans sa propre subordination est entretenue
et confortée par l'égocentrisme occidental et le conditionnement culturel.
Les économistes n'ont pas coutume de rendre compte
des mécanismes subtils de la persuasion et du modelage culturels… Il n'en reste
pas moins que le processus de mystification des hommes et de clientélisation
des élites, l'action de désarticulation culturelle, ces phénomènes que nous
éprouvons, vivons et que l'on désigne habituellement par l'expression
néocolonialisme culturel, sont des faits tangibles dont l'influence est
lourdement négative sur le développement des sociétés transculturées. Ces
sociétés souffrent d'une crise de civilisation, une crise des valeurs.
Elles sont victimes des modèles fondés sur le mimétisme sans réserve.
En définitive, si l'on veut qu'une appréciation du
sous-développement soit un moyen de mieux comprendre la structure inégalitaire,
c'est à mon sens au plan de la culture et des superstructures
mentales qu'elle doit être menée. Briser le miroir aux alouettes des normes
et catégories calquées n'est pas une vaine prétention, c'est l'un des
impératifs d'un mouvement organique. Il y a lieu de mesurer les avantages et
les coûts socioculturels de ce qui est présenté comme "le progrès", d'en
finir avec les conceptions et les déterminismes responsables de la sujétion
sempiternelle.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier
2019
_______________________________________
(1) Emile Durkheim, Education et sociologie, PUF 1980, p. 87.
(2) Harry Magdoff, L’impérialisme de l’époque
coloniale à nos jours, Mapéro 1979, p. 257. Je souligne.
(3) Roger Garaudy, Appel aux vivants, seuil
1979, p. 373. Je souligne… Il est vrai que la philosophie de Ghandi, pour ce
qui est du rouet, se traduisait par un refus inconséquent de l'esprit technologique
et scientifique.
(4) Mostapha Hijazi, At-takhallouf al-ijtima’i,
Sikologia al-issane al-maq’hor, éd. Maahad al-inma’e al-arabi, 1984, p. 137. Je traduis et souligne.
(5) Jean-Marie Domenach, Culture et pouvoir,
Projet n°128, sept. 1978, p. 969. Je souligne.
(6) Jean Ziegler, Main
basse sur l’Afrique. La recolonisation, Seuil
1980, p. 27. Je souligne.
(7) Cité par J. Ziegler, Retournez les fusils :
Manuel de sociologie d’opposition, Seuil 1981, p.
83.
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