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4 février 2019

LES SIGNES EXTERIEURS DE LA MODERNITE : LE MIROIR AUX ALOUETTES


Série : La voie de l'imitation, fétichisme et illusions


"Les hommes riches fument des cigares coûteux mais l’achat d’un cigare coûteux n’enrichit pas"
Dicton américain


Lorsque les nations du sud se regardent, c’est d’ordinaire à travers les canons des nations parvenues qu’elles le font. Certes, celles-ci appartiennent à une civilisation matérielle supérieure, mais cette supériorité ne saurait justifier l’engrenage des mimétismes et des démissions. Il faut convenir que les unes, en tant qu’elles représentent des structures spécifiques, ne sont pas comparables aux autres.

En situation néocoloniale, les groupes dirigeants aspirent à "épouser le siècle" et c'est la voie facile de l'imitation qui est suivie. Ils tendent à saisir de la modernité que les résultats et les dehors ; ils ne prennent pas toute la mesure de sa signification profonde. L'enthousiasme pour les recettes stylisées et les éléments subsidiaires est parfois poussé jusqu'à la caricature. Ceux qui sont censés mettre en train un processus de changement économique vouent un culte sans réserve aux apparences du pouvoir, aux palais démesurés, médailles flamboyantes, huissiers habillés "à la française"… On s'attribue les signes extérieurs de la culture technicienne : les édifices fastueux, les hôtels ultra-climatisés, les gratte-ciel surdimensionnés, le plus grand jet d'eau, etc.
Dans le même temps que des pressions multiformes s'exercent sur les sociétés subordonnées pour la reproduction du prototype occidental, diverses barrières s'opposent objectivement à sa réalisation. Dès lors, "à défaut d'une modernisation réelle, il en est résulté la déstructuration plus ou moins poussée de ces sociétés et sur les ruines s'est édifiée une modernité aliénante, caricaturale, parcellaire et inégalitaire". (1) La modernité qui se surimpose artificiellement à ces sociétés n'y prend pas vraiment racine. Les minorités dirigeantes réclament les symboles du nouvel âge, non pas parce qu'elles en ont "besoin", au sens rationnel de ce terme, mais parce que l'acquisition de tels symboles correspond à un souci de prestige, au désir de "parvenir". On vise à s'identifier à l'instance dominante, à gagner son estime – en somme, à satisfaire des aspirations d'ordre émotif.
Les faits montrent qu'il est relativement facile pour un pays d'obtenir un crédit extérieur et, de là, importer pièce par pièce une usine modèle représentant le dernier cri de la technologie occidentale. Mais quels que soient notre admiration pour la technique moderne et notre sentiment de contentement pour ses bienfaits, force est d'admettre que l'instrumentalité n'est pas une fin en soi. La technique, à n'en pas douter, est bien un moyen en vue d'un but, le but d'élever le niveau de vie de l'homme social. La modernisation est un processus systémique ; il est vain de chercher à s’affirmer avant de réaliser, de faire prévaloir la forme sur le fond. Avec leur propension à se satisfaire de signes extérieurs de la civilisation matérielle, les nations décolonisées sont "mal parties" (R. Dumont). En divinisant les capacités techniques importées, ou même seulement en en faisant une fin alors qu'elles ne sont que les "serviteurs de fins" (A. Piatier), ces nations se placent dans un monde illusoire. Elles imitent pour imiter, pas pour dépasser.
Tout tend à persuader les acteurs sociaux d'être ce qu'ils ne sont pas. "Adopter les choses dont l'Européen fait usage, ses formes extérieures de civilité, fleurir le langage indigène d'expressions européennes […] tout cela est mis en œuvre pour tenter de parvenir à un sentiment d'égalité avec l'Européen et son mode d'existence". (2) Dans cette perspective, les moyens et pratiques venues d'ailleurs semblent avoir valeur de talisman et presque revêtir des facultés magiques : il suffirait de les transposer dans telle économie pauvre et le bien-être matériel suivra. C'est ainsi qu'une telle croyance conduit à la contrefaçon et donc à une destinée artificielle. Le processus d'"occidentalisation", tel qu'il est perçu dans une grande partie du monde, est manifestement une des plus grandes mythifications de notre temps. C'est le miroir aux alouettes des peuples culturellement déracinés, qui se remettent entre les mains des autres, ces peuples qui en font aujourd'hui la douloureuse expérience.
Un observateur aura du mal à ne pas remarquer qu'en milieu sous-développé les cités modernes, qui évoluent sur le plan de la consommation ostentatoire au détriment d'une dynamique de production, ne sont que des îlots de notabilité dans un océan d'indigence. L'homme mystifié se met à penser et à se conduire comme un riche, tandis qu'il vit comme un pauvre. Il faut alors se demander : que pouvait signifier véritablement l'exhibition du "métro le plus moderne du monde", comme au Chili naguère, lorsque les masses se déplacent à pied ou à dos de mulets ?
En Iran, avant la révolution de 1979, les bâtiments et bureaux, malgré leur coût élevé de construction, manquaient de téléphones fiables, d'employés efficaces et d'une direction compétente. Ces édifices ressemblaient davantage à des monuments qu'à un véritable dispositif industriel. En Amérique du Sud, les tours s'élèvent à l'écart d'une multitude de paysans penchés sur des charrues en bois ou des charrettes à bœufs… "Ce qui donne à l'Amérique Latine son caractère pittoresque et nous rappelle peut-être l'Angleterre du XVIIème siècle et son économie de marché en gestation… Mais il y a une différence essentielle : au XVIIème siècle, l'Angleterre dirigeait le monde ; au XXème siècle les nations précapitalistes luttent désespérément pour le rattraper". (3)
Il n'est pas douteux que si le but est de tirer un avantage effectif et viable des pratiques modernes, il est indispensable que la collectivité, prise en bloc et pas seulement quelques secteurs isolés, soit empreinte d'un certain sens du rationnel, de l'esprit et du goût de la progression. Tenter de soumettre la réalité du sous-développement à des recettes stylisées, transposer servilement des modèles en perdant de vue les situations concrètes qu'ils sont censés traduire, c'est faire du processus du développement un jeu de l'esprit. Le manque d'imagination des leaders des jeunes Etats, comme de leurs conseillers étrangers, a conduit à la reproduction inconsidérée de systèmes nés ailleurs, jugés techniquement parfaits.
Le processus d'imitation, parce qu'il tend à mouler une société sur une autre et parce qu'il focalise l'attention sur des expériences cultuellement déterminées, s'avère en effet aussi oiseux que déraisonnable. Comme le note Morazé, "aucune amélioration n'est à prévoir dans un processus au bout duquel la densité des automobiles devrait, pour égaliser celle des Etats-Unis, être multipliée par 250 en Inde et par 500 au Bangladesh". (4) Ce truisme vaut d'être formulé pour faire toucher du doigt l'inconséquence du décalquage à l'échelle des nations.

Ces considérations conduisent au cœur du problème : les codes et normes importés qui accaparent tant l'attention sont originellement le fruit d'un processus de création et d'organisation. Comme Galbraith l'avait souligné, "souvent, et même en général, l'organisation et les services existant dans les pays avancés ne sont pas la cause de leur développement, mais son résultat". (5) Les sociétés dominées, où seules les manifestations extérieures de l'âge industriel sont volontiers admises et adoptées sont visiblement victimes d'une tragique méprise, d'une confusion grossière entre la cause et l'effet. L'hypothèse que les mêmes circonstances peuvent produire les mêmes effets parait soutenable ; elle se révèle très vite aussi bancale qu'oiseuse, dès lors que les transpositions s'en tiennent aux simulacres de la prospérité. "Le drame provient du fait que ce n'est pas l'essentiel, mais certains aspects subsidiaires de la situation qui ont été retenus par la conceptualisation inadéquate de ces sociétés [traditionnelles]. Et en fait, on a confondu une corrélation accessoire avec une causalité profonde". (6)
On conçoit dans cette optique à quel point il peut être désastreux de reproduire sans nuance, sans réserve dans un milieu sous-développé les pratiques et les institutions nées en Occident. Les outils techniques ou institutionnels mécaniquement transplantés, loin parfois d'avantager le pays imitateur, peuvent exercer une action de désarticulation culturelle, en empêchant de saisir le sens des causalités profondes… C'est à ce point que le prochain papier sera consacré.

Thami BOUHMOUCH
Février 2019
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(1) Riccardo Lucchini, Charles Ridoré, Culture et société. Introduction à la sociologie générale, Ed. Univ. Fribourg, 1983, p. 152.
(2) Wastermann, The African today, cité par Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, Seuil 1975, p. 20.
(3) Robert L. Heilbroner, Les grands économistes, Seuil 1971, p. 308.    
(4) Charles Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 15.
(5) John K. Galbraith, Les conditions actuelles du développement économique, Denoël 1962, p. 40. Je souligne.
(6) Jacques Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 70.

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