"Les hommes riches fument des cigares coûteux mais l’achat d’un
cigare coûteux n’enrichit pas"
Dicton américain
Dicton américain
Lorsque les nations du sud se regardent, c’est
d’ordinaire à travers les canons des nations parvenues qu’elles le font. Certes,
celles-ci appartiennent à une civilisation matérielle supérieure, mais cette
supériorité ne saurait justifier l’engrenage des mimétismes et des démissions. Il
faut convenir que les unes, en tant qu’elles représentent des structures
spécifiques, ne sont pas comparables aux autres.
En situation néocoloniale, les groupes dirigeants
aspirent à "épouser le siècle" et c'est la voie facile de l'imitation
qui est suivie. Ils tendent à saisir de la modernité que les
résultats et les dehors ; ils ne prennent pas toute la mesure de sa
signification profonde. L'enthousiasme pour les recettes stylisées et les
éléments subsidiaires est parfois poussé jusqu'à la caricature. Ceux qui sont
censés mettre en train un processus de changement économique vouent un culte
sans réserve aux apparences du pouvoir, aux palais démesurés, médailles
flamboyantes, huissiers habillés "à la française"… On s'attribue les signes
extérieurs de la culture technicienne : les édifices
fastueux, les hôtels ultra-climatisés, les gratte-ciel surdimensionnés, le plus
grand jet d'eau, etc.
Dans le même temps que des pressions multiformes
s'exercent sur les sociétés subordonnées pour la reproduction du prototype
occidental, diverses barrières s'opposent objectivement à sa
réalisation. Dès lors, "à défaut d'une modernisation réelle, il en
est résulté la déstructuration plus ou moins poussée de ces sociétés et sur les
ruines s'est édifiée une modernité aliénante, caricaturale, parcellaire et
inégalitaire". (1) La modernité qui se surimpose
artificiellement à ces sociétés n'y prend pas vraiment racine. Les minorités
dirigeantes réclament les symboles du nouvel âge, non pas parce qu'elles
en ont "besoin", au sens rationnel de ce terme, mais parce que
l'acquisition de tels symboles correspond à un souci de prestige, au désir de
"parvenir". On vise à s'identifier à l'instance dominante, à gagner
son estime – en somme, à satisfaire des aspirations d'ordre émotif.
Les faits montrent qu'il est relativement facile
pour un pays d'obtenir un crédit extérieur et, de là, importer pièce par pièce
une usine modèle représentant le dernier cri de la technologie occidentale. Mais
quels que soient notre admiration pour la technique moderne et notre sentiment
de contentement pour ses bienfaits, force est d'admettre que l'instrumentalité
n'est pas une fin en soi. La technique, à n'en pas douter, est bien un moyen
en vue d'un but, le but d'élever le niveau de vie de l'homme social. La
modernisation est un processus systémique ; il est vain de chercher
à s’affirmer avant de réaliser, de faire prévaloir la forme sur le fond. Avec
leur propension à se satisfaire de signes extérieurs de la civilisation
matérielle, les nations décolonisées sont "mal parties" (R. Dumont).
En divinisant les capacités techniques importées, ou même seulement en en
faisant une fin alors qu'elles ne sont que les "serviteurs de fins"
(A. Piatier), ces nations se placent dans un monde illusoire. Elles imitent
pour imiter, pas pour dépasser.
Tout tend à persuader les acteurs sociaux d'être
ce qu'ils ne sont pas. "Adopter les choses dont l'Européen fait usage,
ses formes extérieures de civilité, fleurir le langage indigène d'expressions
européennes […] tout cela est mis en œuvre pour tenter de parvenir à un
sentiment d'égalité avec l'Européen et son mode d'existence". (2)
Dans cette perspective, les moyens et pratiques venues d'ailleurs semblent
avoir valeur de talisman et presque revêtir des facultés magiques
: il suffirait de les transposer dans telle économie pauvre et le bien-être
matériel suivra. C'est ainsi qu'une telle croyance conduit à la contrefaçon et
donc à une destinée artificielle. Le processus d'"occidentalisation",
tel qu'il est perçu dans une grande partie du monde, est manifestement une
des plus grandes mythifications de notre temps. C'est le miroir aux
alouettes des peuples culturellement déracinés, qui se remettent entre les
mains des autres, ces peuples qui en font aujourd'hui la douloureuse
expérience.
Un observateur
aura du mal à ne pas remarquer qu'en milieu sous-développé les cités modernes,
qui évoluent sur le plan de la consommation ostentatoire au détriment d'une
dynamique de production, ne sont que des îlots de notabilité dans un
océan d'indigence. L'homme mystifié se met à penser et à se conduire
comme un riche, tandis qu'il vit comme un pauvre. Il faut alors se demander :
que pouvait signifier véritablement l'exhibition du "métro le plus moderne
du monde", comme au Chili naguère, lorsque les masses se déplacent à pied
ou à dos de mulets ?
En Iran, avant
la révolution de 1979, les bâtiments et bureaux, malgré leur coût élevé de
construction, manquaient de téléphones fiables, d'employés efficaces et d'une
direction compétente. Ces édifices ressemblaient davantage à des monuments qu'à
un véritable dispositif industriel. En Amérique du Sud, les tours s'élèvent à
l'écart d'une multitude de paysans penchés sur des charrues en bois ou des
charrettes à bœufs… "Ce qui donne à l'Amérique Latine son caractère
pittoresque et nous rappelle peut-être l'Angleterre du XVIIème siècle et son
économie de marché en gestation… Mais il y a une différence essentielle : au
XVIIème siècle, l'Angleterre dirigeait le monde ; au XXème siècle les nations
précapitalistes luttent désespérément pour le rattraper". (3)
Il n'est pas douteux que si le but est de tirer un
avantage effectif et viable des pratiques modernes, il est indispensable que la
collectivité, prise en bloc et pas seulement quelques secteurs isolés, soit
empreinte d'un certain sens du rationnel, de l'esprit et du goût de la
progression. Tenter de soumettre la réalité du sous-développement à des recettes
stylisées, transposer servilement des modèles en perdant de vue les situations
concrètes qu'ils sont censés traduire, c'est faire du processus du
développement un jeu de l'esprit. Le manque d'imagination des leaders des
jeunes Etats, comme de leurs conseillers étrangers, a conduit à la reproduction
inconsidérée de systèmes nés ailleurs, jugés techniquement parfaits.
Le
processus d'imitation, parce qu'il tend à mouler une société sur une autre et
parce qu'il focalise l'attention sur des expériences cultuellement déterminées,
s'avère en effet aussi oiseux que déraisonnable. Comme le note Morazé, "aucune
amélioration n'est à prévoir dans un processus au bout duquel la densité des
automobiles devrait, pour égaliser celle des Etats-Unis, être multipliée par
250 en Inde et par 500 au Bangladesh". (4) Ce truisme vaut
d'être formulé pour faire toucher du doigt l'inconséquence du décalquage à
l'échelle des nations.
Ces considérations conduisent au cœur du problème
: les codes et normes importés qui accaparent tant l'attention sont originellement
le fruit d'un processus de création et d'organisation. Comme Galbraith
l'avait souligné, "souvent, et même en général, l'organisation et les
services existant dans les pays avancés ne sont pas la cause de leur
développement, mais son résultat". (5) Les sociétés
dominées, où seules les manifestations extérieures de l'âge industriel sont
volontiers admises et adoptées sont visiblement victimes d'une tragique
méprise, d'une confusion grossière entre la cause et l'effet. L'hypothèse
que les mêmes circonstances peuvent produire les mêmes effets parait soutenable
; elle se révèle très vite aussi bancale qu'oiseuse, dès lors que les
transpositions s'en tiennent aux simulacres de la prospérité. "Le drame
provient du fait que ce n'est pas l'essentiel, mais certains aspects
subsidiaires de la situation qui ont été retenus par la conceptualisation
inadéquate de ces sociétés [traditionnelles]. Et en fait, on a confondu
une corrélation accessoire avec une causalité profonde". (6)
On conçoit dans cette optique à quel point il peut
être désastreux de reproduire sans nuance, sans réserve dans
un milieu sous-développé les pratiques et les institutions nées en Occident. Les outils
techniques ou institutionnels mécaniquement transplantés, loin parfois
d'avantager le pays imitateur, peuvent exercer une action de désarticulation
culturelle, en empêchant de saisir le sens des causalités profondes… C'est à ce
point que le prochain papier sera consacré.
Thami
BOUHMOUCH
Février 2019
Février 2019
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(1) Riccardo Lucchini, Charles Ridoré, Culture et
société. Introduction à la sociologie générale, Ed. Univ.
Fribourg, 1983, p. 152.
(2) Wastermann, The African today, cité par
Frantz Fanon, Peau
noire masques blancs,
Seuil 1975, p. 20.
(3) Robert L.
Heilbroner, Les
grands économistes,
Seuil 1971, p. 308.
(4) Charles Morazé, La science et les facteurs de
l’inégalité
(ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 15.
(5) John K. Galbraith, Les conditions actuelles du développement économique,
Denoël 1962, p. 40. Je souligne.
(6) Jacques Austruy, Le scandale du
développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 70.
Merci pour cet excellent article
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