Série : La voie de l’imitation, fétichisme et illusions
La confusion de l'essence et de l'apparence
Inversant l'ordre des choses tel qu'il a été vécu par
les sociétés-modèles, les nations subjuguées tendent à faire
prévaloir l’avoir sur l’être, à confondre l'essence et l'apparence des
phénomènes. "Entre l'être et l'avoir, [ces nations] donnent
volontiers la priorité à l'avoir, suivant une logique implacable, et c'est
pourquoi le vouloir-être précède le vouloir faire". (1) Invariablement,
elles aspirent au prestige que l'appareillage du monde moderne est censé
conférer. Le processus de développement est perçu comme une série de transformations
éparses, devant être accomplies "sans coup férir", suivant des
pratiques conçues par d'autres. "Mais, on voudrait les effets
sans les causes, faute de très bien comprendre que ces acquis enviables
sont le fruit d'un processus complexe combinant des vertus sociales précises,
des institutions et des attitudes profondément ancrées dans la culture et
l'histoire de l'Occident". (2)
On ne saurait souscrire à l'idée selon laquelle, dans
l'espace sous-développé, l'Occident a agi favorablement sur "quelque
chose de non-mesurable mais d'essentiel, à savoir la spiritualité, en suscitant
ou en stimulant un état d'éveil, de vigilance et d'exigence". (3)
Il s'avère au contraire que ce contact a surtout facilité des imitations au
niveau du vernis et des signes extérieurs. Derrière les apparences du
savoir, la manière de penser demeure souvent inconsistante, tant les
caractéristiques du sous-développement sont ancrées dans les esprits et dans
le tissu social. Les changements de prestige ne peuvent suffire. Il faut,
dans un effort opiniâtre, aux niveaux individuel et social, s'en prendre aux
racines du mal qui agissent de manière souterraine. A ce titre, Mahmoud écrit :
"par un paradoxe étonnant, […] nous adoptons à l'égard de la
culture nouvelle une attitude qui adopte ses appellations abstraites tout en
refusant son contenu, en ce sens que nous sommes prêts à admettre le fait
scientifique et technique […] à condition que cette acceptation s'arrête
à ces appellations". (4)
Les nations dominées vivent les dehors de la
contemporanéité sans pouvoir en saisir la teneur véritable. Tout se passe comme
si le seul souci de "l'élite" transculturée était de paraitre ce
qu'elle n'est pas : une élite d'avant-garde, novatrice, rationnelle. Ce qui
fait dire à Hijazi que l'homme subjugué "n'adopte pas, dans ce qu'il
imite, les valeurs de création, d'innovation et de l'effort de longue haleine,
mais plutôt les résultats, les effets et les apparences". (5) Les
allures de modernité et les rigidités sociales se juxtaposent, impliquant une
situation conflictuelle permanente.
La minorité agissante s'obstine donc à transplanter
les dehors de la civilisation industrielle au détriment de l'éthique qui y est foncièrement
liée. Elle qui est censée être l'avant-garde du progrès – pas le progrès en
trompe-l'œil – pourrait être l'initiatrice de nouvelles dispositions d'esprit,
et ce d'autant plus que les pouvoirs publics ne montrent aucune volonté d'agir
dans ce sens. La minorité en question, au contraire, s'emploie à emprunter à
l'Occident, non pas son sens du rationnel, mais seulement ses oripeaux et autres
appellations abstraites. Dans les quartiers huppés de Casablanca, de nombreux
magasins prennent une allure résolument occidentalisée. Mais il y a un grand
absent : l'affichage des prix. Un des principes de la culture industrielle, qui
est la transparence au niveau des transactions commerciales, est ainsi écarté.
Ce qui rend fastidieuses et l'appréciation des produits exposés et les
comparaisons entre les magasins concurrents. L'affichage des prix présente
l'avantage appréciable de donner confiance au consommateur, de le mettre à
l'abri d'un abus éventuel.
Les moyens d'ordre intellectuel et matériel
résultent de dynamismes ne s'improvisant pas. Ceux qui s'emploient à
prendre pour référentiel la société industrielle ne semblent pas s'apercevoir
qu'elle est avant tout fille de la technique et de la science. C'est une
société cinétique, où les changements sont la loi, où le
volontarisme l'emporte sur le fatalisme. Tournée vers l'avenir, elle fait grand
cas de la volonté de réussite, du goût de la progression, du mérite des hommes.
Son pouvoir et sa puissance ne lui ont pas été accordés comme un dû. Ils
n'étaient pas inscrits fatalement dans son destin. C'est par sa vitalité
créatrice – d'où l'importance de l'assise culturelle – qu'elle les a arrachés à
la nature.
L'Occident actuel a fait naitre un type de logique
et de conduite qui va s'étendre à tous les secteurs de la vie sociale… Il a suscité
une volonté novatrice, une éthique utilitaire dont pourraient s'inspirer par-dessus
tout ceux qui tentent de réaliser leur propre mutation. (6)
Vouloir la carte bancaire et le numérique, c'est aussi faire siens de nouvelles
motivations et habitudes mentales. Avancer au diapason de notre temps, écrit
Al-Jabiri, "suppose d'une part une adhésion consciente et critique à la
pensée mondiale contemporaine, d'autre part, l'édification d'institutions
démocratiques, le choix d'un développement autonome, l'enracinement de la
science et de la technologie". (7)
Au surplus, il se révèle que les peuples mystifiés
partagent avec les pays propagateurs les conséquences négatives de leur
progrès matériel sans tirer parti des cotés positifs de celui-ci. Ici ou
là, les résultats électoraux sont traités par ordinateur, mais le parti unique
nomme le chef "Président à vie", dans un contexte où les recensements
sont erronés, où les fichiers électoraux font défaut, où le trucage est monnaie
courante. La jeunesse pourrait se porter sur bien d'autres moyens d'expression
que le disco-punk ou la drogue, si on lui offre la possibilité de réaliser un
processus tourné résolument vers la problématique endogène. Rangel note à juste
titre que la collision de l'Occident avec les autres civilisations a entrainé
"leur fragmentation en caricatures d'Etats-nations reproduisant presque
tous les défauts et très peu les qualités de leurs modèles occidentaux".
(8)
Le progrès n'est ni facile, ni gratuit
Il ne faut pas se dissimuler que ce qui sépare le
Nord du Sud, l'Europe de l'Afrique ou de l'Asie, c'est un abîme qui ne se
résume pas aux différences de PNB, de niveaux de vie ou de systèmes politiques,
mais où interviennent inéluctablement des données socioculturelles. L'accumulation
de moyens matériels n'a pas de signification réelle si elle n'est pas fécondée
et servie par la qualité des hommes. Au Maroc, comme le notent Moati et
Rainaut, la mise en œuvre d'un processus de changement véritable "implique
que les dirigeants et les groupes sociaux et professionnels remportent sur
eux-mêmes une victoire totale, et que les élites spirituelles et
intellectuelles approfondissent une réflexion abandonnée depuis plus de cinq
siècles, les uns et les autres unissant leurs efforts pour parvenir à la
transformation des attitudes d'un peuple tout entier". (9) C'est
donc au niveau de l'homme, de ses dispositions d'esprit que se situe le vrai
champ de bataille. Les moyens et procédés n'ont d'autre efficacité que celle
que leur conféreront les qualités des hommes chargés de les mettre en action. Si
le plan Marshall a été efficace dans toute l'Europe occidentale, c'est parce
qu'il touchait une population apte à produire et à s'organiser.
Ceci doit être souligné : les outils techniques,
les recettes politiques, les institutions les plus diverses ne portent pas
en eux-mêmes leurs vertus. Leur efficience, leur valeur dépendent des
situations concrètes où ils fonctionnent. L'histoire nous apprend qu'à chaque
complexe technologique correspond un type de société et plus largement une
véritable civilisation. Chaque phase fait apparaitre un type particulier
d'hommes, développe certaines motivations, certains traits sociaux et
culturels. Ainsi, les secteurs d'activité tels qu'ils sont développés dans les
sociétés industrielles sont le fruit d'un tissu complexe d'habitudes et
d'attitudes morales caractéristiques de ces sociétés. "Il ne suffit pas
d'introduire des machines ou des fabriques pour qu'une société se développe.
Une société n'est authentiquement industrialisée que le jour où les hommes
agissent et les institutions fonctionnent de manière conforme à l'esprit de
l'industrie". (10)
S'attribuer les "tout-faits" occidentaux
parait tellement naturel que l'on en vient à oublier "l'infrastructure"
socioculturelle qui seule les rend possibles, à savoir une société imprégnée
d'une pensée et d'une éthique accordée au développement. Les transferts ne sont
véritablement efficients que dans un milieu où les sujets économiques adoptent
une attitude entreprenante et critique, où les nouvelles données sont assimilées
et deviennent partie intégrante du corps social. Le changement
économique sera d'autant plus effectif que les acteurs sociaux seront animés
par la volonté d'avancer au diapason des temps présents. L'âge industriel exige
que la technique et le travail productif soient valorisés, que la rationalité
soit étendue à l'ensemble des rapports économiques et sociaux. Ce qui est
décisif, c'est la manière dont les sujets économiques pensent leurs rapports
au travail. Dans le processus de développement, le soubassement intellectuel
a beaucoup plus de poids que le l'infrastructure matérielle.
C'est dire que la redécouverte du qualitatif
doit être une des préoccupations primordiales de l'économiste qui cherche à
saisir, non pas des modifications quantitatives sans portée économique, mais
les moyens de mettre l'homme en prise sur l'évolution. La civilisation
industrielle s'explique en fin de compte par la volonté des agents impliqués de
réaliser simultanément le progrès quantitatif et le progrès qualitatif.
La modernité suppose une transformation globale :
on n'adopte pas ses aspects séduisants en gardant les attitudes qui en sont le
contre-pied. C'est "un processus systémique. Les
transformations qui interviennent à un niveau sont reliées à celles qui
interviennent ailleurs et les influencent". (11) Aucune
amélioration n'est donc à prévoir lorsque l'adoption de pratiques et
d'institutions importées fait abstraction des dispositions qui les ont
prédéterminées, lorsque les corrélations accessoires accaparent l'attention
au détriment des causalités profondes. S'attribuer les moyens du nouvel âge,
c'est accepter leur rythme et l'impérieuse logique qui préside à leur
réalisation. Une société industrielle se constitue fondamentalement sur un
processus interne de création et d'organisation.
Dans de nombreux cas observables, une part
considérable de l'équipement technique est laissée de côté faute d'une
maintenance adéquate. Ici, tel système d'irrigation est abandonné par manque d'entretien
; là, des centaines de véhicules gouvernementaux, auxquels manque une pièce de
rechange sont délaissés sur un terrain vague ; ailleurs, des locomotives
pourrissent sur des voies de garage à cause d'une panne du système hydraulique.
On conçoit à quel point la question de la maintenance est capitale pour des
pays aux moyens limités. Avant d'être un savoir technique, la
maintenance est une culture, un type de conduite à l'égard du bien collectif.
C'est un état d'esprit qu'il est impératif de générer et d'entretenir au sein
de la famille, à l'école, comme dans les lieux de travail. Il s'agit de susciter
un changement de comportement vis-à-vis de l'outillage et des équipements. Par
ce biais, la modernisation apparait comme un problème complexe dans lequel
l'homme, en introduisant les moyens et pratiques nouveaux, transforme le
milieu ambiant et se transforme lui-même.
Si les aspirations se portent, d'une manière ou
d'une autre, sur la société industrielle, il faut d'abord, comme le souligne
Perroux, "en réunir les conditions : la scrupuleuse discipline de
travail, le respect de la fonction accomplie, […] le dévouement à
l'œuvre collective, la réduction au minimum de la vanité loquace et du goût
pour le loisir dans le travail même. Ce sont les structures mentales et
sociales dans la nation qui sont en jeu". (12) Le progrès
n'est jamais facile ; il n'est pas non plus gratuit. Les manifestations
extérieures du modernisme cachent les rigueurs que comporte le passage des
équilibres traditionnels à la société économiquement avancée. L'organisation du
culturel doit aller de pair avec l'outillage ou, à tout le moins, le suivre
rapidement.
Thami
BOUHMOUCH
Avril 2019
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Avril 2019
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(1) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines et
culture industrielle, Les Nouvelles éditions Africaines 1975, p. 146.
(2) Carlos Rangel, L’Occident et le Tiers-monde,
éd. Robert Laffont 1982, p. 170. Je souligne.
(3) Carlos Rangel, ibid., p. 103.
(4) Zaki Najib Mahmoud, Taqafatouna fi
mouwajahati al'asr, Dar Choroq 1982, p. 204. Je traduis et souligne.
(5) Mostapha hijazi, At-takhallouf
al-ijtima’i, Sikologia al-issane al-maq’hor, éd. Maahad al-inma’e
al-arabi, 1984, p.138. Je traduis.
(6) Ce n'est pas à dire pour cela que ce soit la
seule instance à détenir le sens du rationnel, ni que le règne de celui-ci
exclut, ici et là, toutes manifestations contraires à la raison. On sait que
dans l'héritage arabe/musulman un courant important mettait en évidence la
portée de la raison et du rationalisme (Ibn Rochd, Ibn al-Haytham, Al Biruni,
Ibn Hayyan, Khawarizmi…). Par ailleurs, à propos de l'Occident contemporain, J.
Poirier écrit : "En ville, les voyantes, les fakirs et les guérisseurs,
en zone rurale, les rebouteux et localement les sorcières, canalisent
commercialement la superstition", in Archaïsmes et progrès
technique, Cahiers de l'ISEA n°110, série M, p. 197… Ces aspects sont
importants mais débordent le cadre de la présente étude.
(7) Mohamed, Abid El Jabiri, At'tourat wa'l hadatha.
Dirassat wa mounaqachat, éd. Al markaz at'taqafi al-arabi 1991, p. 11. Je
traduis.
(8) Carlos Rangel, op. cit. p. 193.
(9) P. Moati & P. Rainaut, La réforme
agricole, clé pour le développement du Maghreb, Dunod 1970,
p. 305. Je souligne.
(10) Raymond Aron, Trois essais sur l'âge
industriel, Plon 1966, p. 80. Je souligne.
(11) Samuel Huntington, Le concept de modernisation,
in Mattéi Dogan & D. Pellassy, La comparaison internationale en
sociologie politique (ouvrage collectif), Lites 1980, p. 41.
(12) François Perroux, Indépendance de la nation,
Aubier 10-18 1969, p. 210. L'auteur parlait de l'attrait exercé par le modèle
américain en France, en Europe.
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