Série : La voie de l’imitation,
fétichisme et illusions
L’ex-colonisé
est, dans toute l’acception du terme, une
victime du prototype occidental – devenu
un objet de culte, une sorte d’obligation morale. Il se satisfait d’utiliser comme
des gadgets les "tout faits" de l’Occident, dans une démarche qui ne
porte pratiquement jamais d’empreinte spécifique. Force est d’admettre que toute
civilisation techniquement et économiquement plus avancée ne transmet pas autre
chose que des aspirations pour son genre de vie et seulement accessoirement les
attributs qui sont le secret de sa suprématie. Or les aspirations suscitées
sont celles d’une société de consommation plutôt que celles d’une société de
production ; elles se modèlent sur les particularités des pays
propagateurs. Les conditions sont donc remplies pour asseoir une économie de commerce, non pour permettre l’émergence d’une économie
industrielle dans un contexte propice à un changement global et autonome. On se complaît dans les secteurs de l’importation aux dépens d’une stratégie de
développement de la production.
L’inclination mimétique ne saurait conduire, en
aucune façon, à un effort endogène de créativité. Aux nations dominées, il va
sans dire que l’Occident fournit plus aisément les outils techniques (et à haut
prix) que les moyens d’initier une activité scientifique spécifique. L’internationalisation
du système de la propriété industrielle tend à bloquer la diffusion de la
connaissance et à refuser à ces nations l’accès aux nouvelles technologies ou l’émergence
de capacités technologiques. De nos jours, la technique fait appel à un savoir
très complexe dont l’assimilation directe reste malaisée. Nous sommes loin du
temps où la simplicité relative des procédés s’accommodait d’une formation
rapide et facilitait la transmission de l’innovation. Comme Bureau l’écrit,
"le transfert industriel ne relève
plus de la propagation par diffusion. Les sociétés qui adoptaient la faucille,
déjà utilisée par leurs voisins, étaient relativement homogènes ; elles
adoptaient en même temps la consommation
et la production. Aujourd’hui, on adopte partout la voiture par exemple sans pour autant que le
pays se mette à construire des automobiles". (1)
Dans la plupart des cas en effet, le receveur est porté à faire usage des
moyens techniques transmis, pas à accéder aux moyens eux-mêmes, à la logique
qui les fonde. Le savoir-faire occidental est saisi au niveau de ses
résultats, pas dans ses fondements conceptuels.
Il y a danger à vouloir se doter de moyens sans en
connaitre les soubassements et les principes. Une chose est de se servir d’un
appareillage importé, autre chose est de s’organiser pour le produire soi-même.
Il est impératif de distinguer
transmission de l’usage et celle de la conception. Entre les deux, de toute évidence, il y a un
gouffre. Les moyens et procédés transplantés sans imagination créent des
attitudes qui sont une pauvre réplique de celles du pays émetteur. Ils ne
sauraient dans ces conditions livrer aux receveurs/utilisateurs les secrets précieux
qu’ils recèlent. Les dispositifs et instruments ne sont pas synonymes de
technologie, les uns et les autres n’étant que l’aboutissement d’une approche
intellectuelle et une organisation données.
Les transferts de capacités techniques, en
apportant des solutions toutes faites, vont à l’encontre d’une véritable
éducation scientifique. Telle qu’elle est effectuée de nos jours, l’imitation
des modèles exogènes tend à renforcer
les facteurs d’inhibition en entravant le déploiement d’un élan de
créativité nationale. Mécaniquement transplanté, en effet, l’appareillage
étranger ne se voit guère intégré à un
processus créatif ou adaptatif. Ainsi s’explique, dans les pays où sont
créés des "îlots de modernité", l’absence de l’un des mécanismes
essentiels de stimulation du progrès. Non seulement toute nouveauté
technologique implique son achat à des coûts prohibitifs, mais on ne perçoit aucune
possibilité de créer les conditions d’une autonomisation pouvant
s’élargir dans le temps..
Contrairement à ce que certains laissent
implicitement croire, le recours par exemple à l’informatique ne constitue une
solution miracle à aucun problème. S’il est un outil hautement efficace, il ne
se substitue ni à la lucidité économique, ni à la volonté politique, ni à l’imagination
des hommes. En s’emparant d’outils conçus par l’autre avant de pouvoir en
fabriquer, en adoptant des modèles de consommation avant ceux concernant la
production et l’innovation, le monde sous-développé se place sans doute dans
une situation sans issue… Les peuples du Sud n’auraient-ils comme seule tâche
que d’opérer des greffes sur leur corps ? Ne peuvent-ils que se complaire
dans le mimétisme appauvrissant ? Sont-ils affligés d’une profonde incapacité à
penser le monde en termes neufs ? On ne peut éluder ces redoutables
questions.
Il y a péril à se remettre toujours entre les
mains de l’ex-métropole, à se résigner à être sa copie dépersonnalisée. C’est à
l’ensemble des nations dominées qu’il faut appliquer cette réflexion que fit
Rousseau à propos de Pierre Le Grand : "Pierre avait un génie imitatif, il n’avait pas le vrai génie, celui qui
crée et fait tout de rien". (2) Entre le modèle universellement
identique et l’alternative d’un autre modèle, il y a plus que le passage d’une
vision des choses à une autre : il y a la recherche d’un style propre et la possibilité de donner vie à
l’imagination. Se satisfaire de tout rapporter à l’autre, "c’est tuer l’esprit de création et retomber
dans la vieille confusion de l’essence et de l’apparence, de l’authenticité et
de son ombre". (3) Le potentiel scientifique et technique
dont dispose le monde sous-développé devra non pas se figer dans un mimétisme
passif mais plutôt s’inscrire autant que possible dans un processus de création
original, visant à une utilisation judicieuse des énergies et des ressources au
profit d’un changement autonome.
La connaissance n’a de sens pour l’homme que par
l’effort intellectuel dont elle émane. A ce titre Maheu écrit : "La science n’est pas un corps de formules ou
de recettes qui, d’elles-mêmes, conféreraient à l’homme des pouvoirs gratuits
sur les êtres". (4) L’idée que le savoir-faire et les
techniques sont "déjà prêts" et qu’il faut seulement aller les
prendre en Occident est une idée aussi vaine que dangereuse. Accepter le monologue de la technologie,
c’est consacrer et maintenir la tutelle, c’est détruire les chances d’une
communauté humaine vivante. Si des nations sont présentées comme des exemples à
suivre, c’est précisément parce que leurs élites dirigeantes ont réussi à
libérer les énergies, à s’adapter aux contingences, à concevoir un projet de société. Quelle que soit la voie choisie, elles
ont dû faire preuve d’imagination et
d’énergie morale. C’est le seul enseignement de poids que l’on puisse, que
l’on doive tirer de leurs expériences. Une politique de caractère émancipateur a
un contenu à la fois correcteur et volontariste : il s’agit de se
débarrasser des fausses perspectives, de lutter contre un mimétisme qui s’en
tient au vernis et qui consacrerait la structure inégalitaire ; en même
temps, on se doit d’avantager l’esprit de création, d’engager à la découverte
de l’authentique.
En tout état de cause, les nations du sud ne
peuvent tourner le dos aux paramètres de l’âge moderne. Tout système culturel
tend à se conformer aux impératifs universels du monde en devenir. La
modernisation (à ne pas confondre avec occidentalisation) n’est pas seulement
inévitable, elle est aussi désirable. Il est donc impératif de s’ouvrir sur l’autre
et d’acquérir les techniques de l’ère industrielle. Cette ouverture nécessaire
doit néanmoins être réglée par un souci constant : non pas subir le savoir
exogène mais le critiquer et l’enrichir.
Il ne suffit pas d’avoir un instrument ; il ne suffit même pas de savoir
s’en servir ; il faut impérativement accéder aux principes qui en sont à
l’origine, afin de pouvoir l’intégrer,
l’adapter et le recréer. (5) Il se révèle que c’est la règle politique
sur laquelle la Chine, après la mort de Mao, a assis son désir de
modernisation. Et c’est exactement de cette manière que l’Europe du 13ème
au 15ème siècles s’est approprié les avancées scientifiques et
techniques du monde musulman.
Aujourd’hui, le monde arabo-musulman se révèle
incapable de défier la puissance d’un Occident positiviste et technicien. (6)
Il semble se cantonner dans une sorte de surenchère historique, rappelant ce
que la civilisation occidentale doit à l’islam qui, sans cesse, a nourri sa
philosophie, ses arts, son savoir-vivre, ses connaissances scientifiques et
techniques. Il n’y a pas lieu ici de discuter ces faits dont la vérité a été
maintes fois attestée. La question conséquente est la suivante : dans le
fond, une civilisation ne prend son essor et ne s’affirme que si les individus
qui en sont les membres sont disposés à
changer, à innover, à progresser. Depuis près de cent cinquante ans, l’aire
islamique est soumise aux influences multiples des modèles occidentaux, mais
aucun ordre moderne véritable n’a pu y être édifié. Il est légitime de se
demander pourquoi. On peut y répondre en s’appuyant sur la position adoptée par
Toynbee : "Il est établi que le
dépérissement des civilisations résulte de leur impuissance à répondre avec
succès aux défis auxquels elles font face, et cette impuissance provient de la
défaillance de la minorité dirigeante, de son incapacité à concevoir, à créer
et à innover". (7)
Thami
BOUHMOUCH
Juin
2019
_______________________________________
(1) René Bureau, Transférer
les techniques, in Carmel Camilleri & M. Cohen-Emerique (dirigé par), Chocs
de cultures, concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, L’Harmattan
1989, p. 336. Je souligne.
(2) J. J. Rousseau, Du contrat social, Seuil 1977.
(3) Mamadou Dia, Islam, sociétés africaines
et culture industrielle, Les Nouvelles
éditions Africaines 1975, p. 151.
(4) René Maheu, cité par Elmandjra, in
Rétrospective des futurs, éd.
Ouyoun 1992, p. 139.
(5) En 2013, les États arabes comptaient collectivement
pour 1 % de la dépense mondiale en R&D bien que les plus riches d’entre eux
n'aient joué qu'un rôle modeste dans cette progression… Ils semblent mettre en
œuvre des initiatives conjointes afin que les programmes d'études des
universités correspondent davantage aux besoins de l'économie. En 2014, l’ALECSO
(Organisation de la Ligue arabe pour l'éducation, la culture et la science) et
l'UNESCO ont mis en place un observatoire en ligne de la science et de la
technologie, portant sur les projets de recherche, les universités et centres
de recherche scientifique arabes… La Tunisie, avec
1.394 chercheurs par million d'habitants en 2013, est en tête des États arabes
pour la densité de chercheurs. Le Maroc, à la pointe de la technologie, est
également en tête pour ce qui concerne l'investissement en R&D du secteur
privé… Extraits de : https://fr.unesco.org/Rapport_UNESCO_science/etats_arabes
(6) A cet égard, l’Irak d’avant 1990 s’avérait une
exception remarquable. Fort de sa dimension historique et de son assise
culturelle, ce pays était parvenu à déployer d’énormes capacités
intellectuelles et
scientifiques. La réaction criminelle de l’Occident fut à la mesure des dangers
qu’une telle dynamique présentait pour ses desseins hégémoniques.
(7) Arnold Toynbee, reproduit in
Iffat Mohamed Cherkaoui, Adab Attarikh Ind al arab, éd. Dar al-Aouda
1973, p. 103. Je traduis.
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