Tant que les managers se focalisaient
sur le volume des ventes, ils pouvaient s'en tenir à une approche produit, en
comptant sur le dévouement de leurs commerciaux. En revanche, dans un climat de
forte concurrence, leur flair ou leur expérience routinière ne sont plus
suffisants. Il n'est plus question de s'en remettre à l'intuition, encore moins
de céder au nombrilisme. C'est ainsi qu'est apparu l'esprit marketing qui
consiste à penser client avant de penser production.
Penser client
Désormais, l'entreprise s'oriente
systématiquement vers le marché. Elle s'attache à faire du client le cœur même
de son organisation. La connaissance factuelle et intime de celui-ci est
établie à partir des études de marché (profils, attitudes, attentes). C'est
l'avènement du consommateur comme acteur principal de l'échange commercial.
C'est le « véritable patron » de l'entreprise.
Sans une telle orientation, on
pourra proposer des produits très sophistiqués, s'engager massivement dans une
campagne promotionnelle, ils demeureront sur les étalages. Vous aurez beau
trouver votre produit merveilleux, votre avis ne vaudra rien si les clients
potentiels ne le partagent pas. Ce qui revient à dire que l'étude de marché
n'est aucunement destinée à confirmer ce que vous pensez avoir « déjà
perçu », à valider ce que vous avez « déjà prévu ». N'est-ce pas
ce que se hasardent à dire parfois certains chefs d'entreprises aux chargés
d'études (j'ai pu le constater de visu)
?
Il est révolu le temps où, pour
reprendre une formule connue, « ce qui était bon pour General Motors
était bon pour l'Amérique, et ce qui était bon pour l'Amérique était bon pour
le monde ». En 1998, la multinationale en question a lancé sa petite Astra
au volume très européen. La voiture a été conçue par des Européens, pour le
marché européen. Elle ressemble à tous les coupés 2 portes destinés à
transporter un couple et deux enfants, l'idéal familial sur le vieux continent.
L'époque des pare-chocs chromés et des couleurs flamboyantes des Buick
et des Pontiac était donc bel et bien finie...
Le marketing rompt avec
la démarche traditionnelle du producteur (« je fabrique un produit, ensuite je m'efforce de le vendre ») pour
s'intéresser à la demande, afin de concevoir le produit adéquat, un produit
dont on a étudié scientifiquement les caractéristiques. L'idée est assez
logique : si l'on veut savoir comment réagira le consommateur, il faut le lui
demander. (1)
Ce que disait, il y a quinze ans, le
PDG du groupe COVEM
(agro-industrie et textile, Casablanca) mérite mention : « A mes débuts, dans les années 70, l 'incertitude des
débouchés n'existait pas. Nous produisions en étant sûrs de vendre. Bref, nous
étions dans une logique de producteur. En revanche, aujourd'hui, c'est la
démarche inverse. Nous sommes dans une logique marketing. C'est désormais le
consommateur qui impose le produit. Il faut partir de l'amont, des besoins et
du potentiel du marché ». (2)
Le fondement du marketing n'est donc
pas équivoque : il s'agit de produire et vendre ce que souhaitent les clients,
non de produire et vendre ce qui convient à l'entreprise. Les efforts ne se
concentrent plus sur ce que le fabricant tient pour acquis, mais sur les
desiderata du consommateur-décideur. Celui-ci
constitue le point de départ et
d'aboutissement de l'entreprise. Il est le mobile primordial des activités
de production et de commerce.
Pour ce qui est du Maroc, quelques
cas observés au cours des vingt dernières années permettent d'étayer cette
proposition.
L'émission matinale Yaoumiat El Fallah, lancée en 1990 à la radio Médi 1, avait pour but « d'informer
le monde rural et l'agriculteur sur ce qui doit se faire, quand et comment le
faire, les moyens matériels, humains à mettre en œuvre et ce qui se fait
ailleurs... ». (3) Au préalable, son promoteur a dû mener
une étude afin d'identifier les attentes
et interrogations du milieu agricole. Cette étude a permis de s'imprégner du
vocabulaire coutumier, comme elle a servi de guide pour le choix des thèmes qui
seront programmés : techniques de production, informations agricoles,
recommandations pratiques...
A la même époque, le constructeur
japonais Nissan prenait pied sur le marché marocain des véhicules
industriels. Pour la mise en place de sa stratégie de pénétration, deux années d'études ont été nécessaires. L'objectif
était de déterminer le produit qui s'adapterait le mieux aux attentes. Cette
étude a permis de cerner les habitudes et les besoins réels des conducteurs de
camions, notamment le type et les conditions de chargement des véhicules. Elle
a révélé notamment que les utilisateurs entreprenaient des transformations
typiques et personnelles. Ces transformations étaient onéreuses et effectuées
bien sûr sans contrôle ni garantie du constructeur. Dès lors, le produit lancé
par Nissan, le CL 180, était livré avec tous les équipements et
attributs nécessitant habituellement après l'achat de lourds travaux de
conversion.
En 2000, les éditions COMESM
(Casablanca) ont lancé le premier magazine de l'électroménager. Cette
publication est venue répondre aux attentes du consommateur marocain, qu'une étude a établies auprès d'un
échantillon de 350 personnes. De même, la naissance du magazine Version Homme,
en août 2002, répondait à un besoin ressenti auprès du lectorat masculin –
besoin dûment identifié à l'issue d'une étude
réalisée au préalable par les promoteurs. En 2007, enfin, l'étude réalisée à Casablanca à l’initiative du Centre
Régional d'Investissement (CRI)
portait sur un échantillon de 600
entreprises. Axée sur l'immobilier professionnel, elle avait pour
but de connaître les besoins exprimés, de mesurer le degré de satisfaction de l'offre présente…
Ainsi se dégage un enseignement capital : l'entreprise performante produit ce qu'elle sait être apprécié et accepté. Il ne s'agit plus de proclamer à sens unique la bonne nouvelle des biens fabriqués. La force de vente ne peut plus écouler des articles ne correspondant pas scrupuleusement aux exigences des consommateurs. Un produit, ne l'oublions pas, doit mériter l'honneur d'achats renouvelés.
De cette évidence objective, Th.
Levitt dit ceci : « La différence entre le marketing et la vente n'est
pas simple affaire de sémantique. La vente se concentre sur les besoins du
vendeur, le marketing sur ceux de l'acheteur. Vendre, c'est se préoccuper du
besoin qu'a le vendeur de transformer son produit en argent. Faire du
marketing, c'est chercher à satisfaire les besoins du client grâce au produit
et à l'ensemble des éléments qui sont associés à sa création, à sa livraison,
et, en fin de compte, à sa consommation ». (4)
L'idée est clairement exprimée par
ce proverbe : « il ne faut pas tuer l'ours avant d'être sûr de vendre
sa peau ». Les efforts de vente sont nécessaires mais non suffisants.
Pratiquement, ils deviennent une affaire de logistique. Dans un sens, on peut
dire qu'il ne s'agit plus de vendre mais de faire acheter un produit conçu dans
ce but essentiel. La distribution physique et le court terme ne sont plus
privilégiés, avec pour conséquence un transfert de pouvoir du commercial au
marketing.
Une démarche inversée
Par les temps qui courent, la
logique de l'offre n'est assurément pas à l'ordre du jour. Vu la versatilité de
la demande et la montée des rivalités, les dirigeants prennent conscience qu'il
n'est plus question de créer un produit et de s'ingénier ensuite à l'écouler.
C'est le point de départ des remises en cause des idées préétablies. Le
marketing ne commence pas après la création du produit et ne se termine pas
lorsque celui-ci est vendu. Il est devenu scientifique, s'étend des conditions
qui président à la conception du
produit aux circonstances et réactions de l'après-vente.
Que se passe-t-il lors d'une demande
de crédit ? On sait que le projet de création d'une entreprise (quelle que soit
sa taille) doit être établi de la façon la plus précise possible. La banque
sollicitée ne se fait pas faute d'imposer lourdement ses conditions. Le
candidat se doit de faire état des investigations relatives à son produit et au
marché auquel il s'adresse (étude documentaire, étude de terrain), de présenter
ses objectifs en termes de chiffre d'affaires ou/et de parts de marché, etc. Il
doit avoir une vision claire de ses débouchés et la certitude qu'ils existent.
Un promoteur
qui n’accorderait pas l’importance qu’elle mérite à l’étude marketing se voit
normalement refuser sa demande de crédit. A supposer que celle-ci soit acceptée,
il risque – ce qui est autrement plus grave – d’être sanctionné par le marché.
Que de projets techniquement parfaits (montage financier, atouts
personnels) n'a-t-on pas vu échouer pour
n'avoir pas su coller à la demande ? Le tout n'est pas d'être bardé de
diplômes, d'avoir du « flair », d'être passionné. Dans un projet, il faut
toujours compter avec les contraintes commerciales et marketing. En un mot :
dans sa description de l'offre prévue, le candidat est censé avoir évalué
correctement les besoins
auxquels ils répondent, le public visé, les concurrents directs (et même
indirects), les conditions de mise sur le marché et les perspectives
d'évolution.
L’analyse objective des
caractéristiques de la demande est la condition principale de la faisabilité
d'un projet. Lorsque celle-ci est
clairement établie, l'étude des garanties devient pour ainsi dire secondaire.
La multiplication des gages et des cautions signifie en vérité que les
supputations du candidat-entrepreneur ne sont pas tout à fait dignes de confiance, que le banquier
ne croit pas pleinement au projet. Les hommes d'affaires avertis savent que les banques ne suivent que si le projet est
crédible. La garantie n'intervient
qu'en dernier lieu. Le point essentiel est de savoir si l'affaire en projet est
en mesure de rembourser les emprunts. Le patron de la Banque Populaire
abonde dans ce sens : « Il y a une chose déterminante pour nous, c'est la
viabilité du projet. C'est surtout cela qui compte. Un bon banquier ne prend
pas de garanties sur un projet bancal ». (5)
L'esprit
marketing relève d'une optique révolutionnaire. Il y a bel et bien un renversement d'orientation.
Le point primordial n'est plus l'appareil
de production, la technologie ou le volume des ventes, mais la satisfaction de
la population cible. Il s'agit plus que jamais de parler du client, de
ses motivations, de ses désirs. Pour lui vendre un aspirateur, il faut surtout
lui parler de sa moquette, pas de l'aspirateur. Si les avantages du produit
doivent être mis en avant et soulignés, c'est en fonction des exigences du
prospect. La règle qui fonde la
pratique commerciale est donc totalement inversée.
Le monde des affaires passe d'une culture
de production à une culture marketing.
C'est la victoire de la seconde sur la première. La production est ramenée au
rang de simple outil au service du consommateur-décideur. « Désormais
l'entreprise a cessé, même aux yeux de ses responsables, d'être le centre de
l'univers économique, le nombril du monde. C'est le marché, c'est-à-dire les
consommateurs, qui occupe cette place ». (6) L'essentiel n'est
pas d'être à la porte de son usine une demi-heure avant les ouvriers, de
quitter son bureau à l'arrivée de l'équipe de minuit. L'entreprise se met en
quatre pour que le client soit pleinement satisfait. Son dynamisme et sa
pérennité ne sont-ils pas subordonnés à l'existence d'une clientèle sûre et
dévouée ?
Il importe peu, notons-le au passage, que l'on prenne en charge soi-même les opérations de production. Ce qui compte, c'est que le produit proposé soit conforme aux exigences du marché. Nombre de producteurs en effet ne sont pas (ou plus) des industriels. Nike et Reebok (articles de sports), par exemple, ne fabriquent pas eux-mêmes leurs modèles : ils les conçoivent, les façonnent, les font fabriquer (dans les pays du sud-est asiatique) et les vendent. Ayant opté pour la sous-traitance, ils se concentrent sur le design et le marketing. Leur souci majeur est d'élaborer des articles qui vont plaire au consommateur cible. C'est dans la conception de solutions pour satisfaire les besoins d'un public donné que se trouvent les opportunités de création et de développement de sociétés performantes.
Reprenons
l'exemple des banques commerciales marocaines (7) : une stratégie centrée sur le client, plutôt que sur le produit, leur permettrait de se présenter comme des
partenaires susceptibles de répondre à des besoins réels. Le prix serait plus
facilement accepté si les règles du jeu sont claires. En particulier, le
lancement des produits d'assurance-vie comporte le risque d'altération de la
relation, lié à la nature même de la branche. Un tel risque ne pourrait-il pas
être évité par une meilleure explication des conditions de souscription et une
plus grande vigilance à l'égard des manipulations ? On peut dire autant des
opérations de bourse qui ont fait (par exemple entre 1997 et 2001), beaucoup de
victimes parmi les petits épargnants (clients de la banque).
Le marketing est la
science du marché. Le temps n'est plus, répétons-le (partie 2/5), où Kodak,
« dessinait une cible autour du point d'impact de sa flèche ».
Aujourd'hui, le dirigeant d'entreprise part du marché visé et développe ses
produits en réaction et non au
préalable des désirs de ses clients. Les organisations ayant adopté cette
optique sont légion. Considérons un exemple révélateur : McDonald's.
Cette entreprise de restauration rapide, malgré les
critiques dont elle fait l'objet (8), est parmi les plus performantes. Les faits
montrent qu'elle sait écouter ses clients et s'adapter aux changements de leurs
besoins. Le lancement de ses restaurants (en franchise) se fonde sur cette
vision. Sa clientèle est jeune et familiale. Que désire-t-elle ? Elle souhaite
un repas servi rapidement, à un prix abordable, dans un cadre propre et
agréable. De telles exigences sont à l'origine notamment de l'amélioration des
techniques de production des hamburgers, visant à simplifier les tâches, à
réduire les coûts et à accélérer le service. L'hygiène est un souci permanent :
des règles rigoureuses sont observées dans les cuisines comme dans les salles.
Les équipements sont conçus de manière à être nettoyés et aseptisés
régulièrement selon des procédures strictes. La formule proposée est partout
plébiscitée. Elle a évolué avec l'introduction des places assises,
l'amélioration du décor et la diversification des produits (poisson, salade,
glaces, café...). La qualité du service est évaluée, de temps à autre, au moyen
de sondages.
Récapitulons.
Lorsque la philosophie de gestion
est centrée sur le client : les
décisions sont prises en fonction du consommateur (et pas seulement du
producteur), le client est au cœur de l'organisation. C'est un actif précieux. Il faut que le
produit mérite l'honneur d'achats ultérieurs.
Thami
BOUHMOUCH
Février 2012
______________________________________
(1) Les choses en fait
ne sont pas simples. L'individu peut-il prédire comment il se comportera
ultérieurement ? En fait, la plupart des gens comprennent si mal leurs propres
motivations qu'ils sont incapables d'anticiper leur comportement. De plus,
l'éventualité du contresens ou même du mensonge n'est pas à écarter…
(2) Mohamed Chraïbi, propos
rapportés par L'Economiste du 1 mai 1997.
(3) Hachem Alaoui, animateur
de l'émission, à l'époque directeur marketing et commercial de Novartis
(produits vétérinaires), ensuite patron du cabinet Mercatum (marketing
et formation continue), in La Vie Eco du 14 mars 2003.
(4) Th. Levitt, Le
marketing à courte vue, Encyclopédie
du marketing, Editions
Techniques 1975.
(5) N. Omary, cité in Le
reporter du 22-28 avril 2004.
(6) J. Lendrevie et D.
Lindon, Mercator, Dalloz.
(7) Cf. l'article « Secteur bancaire : le client n'est pas roi », http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/secteur-bancaire-le-client-nest-pas-roi.html
(7) Cf. l'article « Secteur bancaire : le client n'est pas roi », http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/secteur-bancaire-le-client-nest-pas-roi.html
(8) Les menus de fast-food peuvent avoir des conséquences néfastes sur la santé et l’équilibre de l’individu.
Voir : http://www.carevox.fr/nutrition-regimes/article/les-menus-fast-foods-sont-ils
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