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27 février 2012

LA DESTINATION MAROC : OU SE NICHE LE MALENTENDU



Au Maroc, à part la banque (1), s'il y a un secteur où l'orientation produit prévaut de la manière la plus éclatante et la plus tenace, c'est bien celui du tourisme. L'industrie touristique y est perçue traditionnellement comme la clé de l'essor économique ; elle représente une partie non négligeable du PIB, des milliards de DH de recettes en devises, quelques centaines de milliers d'emplois directs et indirects... (2) C’est entendu, mais il faut savoir ce qu'on veut et bien saisir le nœud du problème.
On apprend qu’en 2010, plus de 9 millions de touristes ont visité le pays, générant près de 5 milliards d’euros de recettes. Est-ce bien, est-ce mauvais ?... Tout d’abord, pour que de tels chiffres soient crédibles et permettent de mesurer réellement la qualité de la politique adoptée, il faudrait s’abstenir d’y inclure les MRE. Ensuite, le petit archipel des îles Canaries a enregistré la même année presque autant d’arrivées que le Maroc (8,6 millions) et le double en termes de  recettes (8,95 milliards d’euros). Enfin, ces chiffres ne sauraient masquer le point névralgique du taux de retour effectif. Ce taux est d’environ 6 %, tandis qu'il est de 30 % en Turquie (3). Cela amène à se demander : pourquoi – en dépit de ses atouts et du bradage général démesuré (4) – le pays a-t-il beaucoup de mal à faire revenir les visiteurs ? Pourquoi rien n'est fait pour redresser cette situation ?

La grande méprise
Le problème ne date pas d’hier. Il n’est que de se remémorer le propos d’un ancien directeur de l'ONMT (Office National Marocain du Tourisme) : « On doit se mettre d'accord sur le produit que nous voulons tous » (5). « Nous », c'est-à-dire l'ONMT, le ministère de tutelle et l'ensemble des professionnels du secteur. L'idée – encore aujourd’hui – est que ces intervenants savent ce qui est bon pour le touriste. Du coup, l'attention est focalisée sur la publicité et les actions de promotion. On fait du porte-à-porte auprès des agents de voyage européens, on les invite à Agadir ou Marrakech, on les engage à « transférer un nombre croissant de voyageurs ». L'investissement publicitaire et surtout la vente au rabais sont mis en avant comme les seuls moyens de faire progresser la destination sur les marchés étrangers… L’absurdité du raisonnement saute aux yeux.
Depuis 40 ans, les responsables du secteur ne font que de l'improvisation et du pilotage à vue. Les campagnes promotionnelles, organisées ici et là à grands frais, ne font-elles pas penser à ce cheval mort du proverbe américain qu'on s'épuise en vain à cravacher ? (6) L’observateur a en mémoire la fabuleuse campagne promotionnelle (environ 17 MDH) lancée par l'ONMT en mai 2003 sur les marchés du Moyen-Orient. Au préalable, une étude avait porté sur les coutumes et le mode de vie des pays en question, afin de déterminer les goûts et préférences en matière de loisirs... Ne nous y trompons pas : le but n'était pas d'adapter l’offre touristique mais d'en dresser les axes de promotion. Le fait est révélateur.
Il n’y a pas lieu de valoriser un produit qui existerait à l'état brut, de lui trouver un emballage attrayant. Le remède ne consiste pas, tant s'en faut, à créer un site Internet pour engager les vacanciers étrangers à acheter leur séjour. Il ne suffit pas que l'Etat subventionne la mise à niveau du parc hôtelier et la rénovation des établissements dégradés...
A mon sens, il y a un véritable malentendu : les métiers du tourisme ne se limitent pas à l'ardeur zélée du personnel hôtelier, à quelques excursions ou spectacles ponctuels. Imaginons le Maroc offrir des bermudas alors que le marché demande des pantalons. N'est-ce pas ce que font aujourd'hui les opérateurs du secteur ? Quel type de tourisme doit-on développer : de masse ou de haut de gamme ? Quel mode d'hébergement faut-il privilégier (selon le site) : hôtels de luxe ou hôtels de 3 étoiles, ryads, maisons d'hôtes, relais, gîtes ?...
Il ne s'agit pas de savoir ce que l'on veut faire, mais ce que l'on doit faire (étant donné la politique officielle). Considérons par exemple la ville de Fès : une analyse-diagnostic rigoureuse permettrait d'identifier les véritables marchés porteurs, de définir les clients cibles par âge, type et lieu de provenance. L'idée ne serait pas de vendre la destination sur-le-champ, mais de s'employer à corriger ses défauts. Toutes les décisions seraient prises en fonction des attentes des visiteurs potentiels : organisation du transport aérien, accès aux sites culturels et historiques, développement et aménagement de zones touristiques, contribution des hôteliers...
Depuis longtemps les grandes tendances sont connues : exotisme, activités physiques, confort... mais aussi sécurité et propreté (rues), sens de l'organisation, probité (guides, commerçants). L'essentiel est de savoir y répondre, de créer l'environnement propice. Les touristes ne sont plus ce qu'ils étaient. Des mutations importantes ont lieu quant à la conception des vacances et des loisirs, au choix de la destination, à l'évaluation des avantages et des formules de paiement, etc. L'Organisation Mondiale du Tourisme (OMT) prédisait que le tourisme du 21ème siècle sera « pauvre en temps et riche en argent », que les congés seront de plus en plus courts, que les escapades de quelques jours vont se multiplier. Cette tendance devrait favoriser le voyage à thèmes et les croisières (visite de plusieurs endroits en une seule excursion de courte durée).


Les vacanciers expriment de plus en plus des besoins de vitalité et de diversité ; ils désirent vivre des événements hors du commun. De là, de nouvelles attentes sont exprimées, tels les randonnées en montagne, l'exploration, les sports proches de la nature (VTT, vol libre...), etc. Ce constat rejoint d'ailleurs les conclusions de l'OMT, selon lesquelles l'écotourisme, le tourisme d'aventure, le tourisme culturel et les croisières domineront le marché mondial des voyages dans les années à venir. (7)
« Le tourisme culturel représente une niche dont la portée ne doit en aucun cas être sous-estimée. […] Quand un touriste choisit la destination Maroc, il pense d'abord à l'héritage culturel et architectural du pays et non pas à ses stations balnéaires ». (8) Les médinas de Fès, de Marrakech et de Tétouan, la place Jamaâ-lafna, le site archéologique de Volubilis, la ville historique de Meknès (classés patrimoine mondial) constituent déjà un argument touristique de taille. A cela, il faut ajouter les medersas, les différents moussems, la procession de Cires à Salé, la musique andalouse, les fantasias, l'art du tapis, la céramique et d'innombrables autres curiosités. Le patrimoine historique marocain, particulièrement dense, ne demande qu'à être régénéré et intelligemment mis en valeur.  
Une chose est sûre hélas : les chaînes hôtelières réalisent le produit qu'elles connaissent, qu'elles savent faire fonctionner et qui s'intègre immédiatement dans leur vision. C’est bien cela l’optique produit. (9) Les « ingrédients » locaux sont instrumentalisés : charmeurs de serpents, saltimbanques, petits orchestres, guides et artisans sont recrutés par les TO ou le gestionnaire de l'hôtel. Les populations sont fétichisées, amenées à faire commerce d'elles-mêmes (moussem d'Imilchil, danses berbères, place Jamaâ-lafna...). Les aménagements de façade (pour rappeler « l'architecture locale »), le hall d'entrée « exotique », le magasin de souvenirs, les employés du front vêtus de costumes folkloriques, les conduites de larbin (inconcevables en Turquie)... demeurent les principales composantes de la recette.   
Il y a lieu de rappeler ce qu’on écrivait il y a trente ans : « Mixant et dosant les “4S” (sea, sand, sun, sex), les TO fabriquent des images de pays, de peuples, de cultures, de climats qui correspondent aux produits banals et rentables qu'ils ont élaborés. C'est ensuite à la recherche de ces images, entre autres, que partent les touristes ». (10) En somme, le pays visité tend curieusement à ressembler aux stéréotypes et autres clichés.

Qualité de l’offre
Au Maroc, la qualité des prestations est en deçà des normes internationales. Le parent pauvre du produit est l'animation... Certes, de temps à autre, on entend parler du festival des Musiques Sacrées, celui des Arts culinaires, celui de la Fantasia, des Symphonies du désert, de la Fête des cerises et autres Moussems. En fait, c'est de l'animation quotidienne qu'il est à chaque fois question : au delà du périmètre de l'hôtel ou du village de vacances, elle fait cruellement défaut. 
Sur la côte Nord, en particulier, peu d’activités sportives organisées sont proposées. En dehors du cercle très restreint du Club Med Restinga, c'est le vide accablant. Lézarder au soleil est loin d'être suffisant, le touriste se lasse de ne rien faire. La réplique d'un professionnel, à cet égard, est assez suggestive : « Remarque que c'est bien joli de faire dormir les gens, mais on dort huit heures et on vit le reste de la journée ». (11)
La DEAT (Direction des entreprises et activités touristiques) est chargée de classer les hôtels. Or les missions d'inspection qu'elle réalise et les rapports présentés ne sont pas réellement pris en considération. Il n'y a pas de sanctions radicales et certains établissements, mal gérés, mal entretenus, continuent de fonctionner avec l'ancien classement (c’était le cas pendant longtemps de l’hôtel Imilchil à Marrakech). L'atmosphère de désorganisation est déjà un motif sérieux de déception : pourquoi faut-il que les réservations soient approximatives, que lors d'une excursion le guide arrive tard le matin, que le véhicule soit défaillant et le chauffeur débraillé ?
Le manque d'honnêteté en affaires (guides, bazaristes, restaurateurs, vendeurs à la sauvette) accentue les déconvenues et l'indignation. Les commerçants veulent vendre leur pacotille par tous les moyens. Peu importe que le vacancier soit satisfait ou pas ; peu importe qu'il apprenne plus tard qu'il a été floué ; ce qui compte c'est l'argent extorqué. Considérons cette scène courante à Marrakech : un touriste arrête un taxi. « S’il vous plaît, emmenez-moi à Jamaâ-lafna ». Le chauffeur réclame illico 30 dirhams. Le client proteste : « Vous avez un compteur, pourquoi ne pas  l’utiliser ? ». Le chauffeur du taxi ne répond pas et décampe. Un autre taxi s’arrête, le touriste tente sa chance une nouvelle fois. « C’est 35 DH pour aller à Jamaâ-lafna », lance le chauffeur. « Tous des bandits ! », s’emporte le touriste. (12)  Des disputes comme celle-ci sont très fréquentes et loin d’être anodines... Vous avez opté pour le tourisme ? Commencez alors par imposer partout l’affichage des tarifs. Que l'on me dise en quoi c'est hors de portée ? Pourquoi se résigner à laisser les vacanciers à la merci de commerçants indélicats et inconscients ?
A tous ces désagréments, il faudrait ajouter la négligence inavouable des édifices historiques. Pourquoi, ici ou là, des monuments sont-ils noyés dans l'obscurité dès la tombée de la nuit ? Pourquoi certains sites sont-ils délaissés et quasiment désertés (Chellah à Rabat, entre autres) ? A Meknès, le majestueux Bab Mansour mérite-t-il les déchets nauséabonds qui l'entourent ? A Tanger, la Kasba, principal attrait historique, est bordée de détritus ménagers. Les rues et même les principales artères n'échappent pas au désastre.
L'insécurité fait aussi partie du décor. Les guides et le personnel des hôtels conseillent ingénument aux touristes d'être « vigilants ». N'est-il pas vain dans ces conditions de continuer à vanter la « convivialité » marocaine ?...
Les carences, abus et autres anicroches mises bout à bout constituent un problème de taille. Des touristes qui décident de désavouer une destination, n'est-ce pas un fait alarmant ? Partout, le taux de retour est l'indicateur le plus révélateur de l'état de santé du secteur. Si ce taux est proche de zéro, cela veut dire que tout est proche de zéro : l'équipement touristique, la qualité du service, l'animation, la sécurité, la relation avec les commerçants, l'état des trottoirs... Le vacancier désenchanté quitte le pays avec l'idée qu'il n’y reviendra pas. Il ne se privera pas, à n’en pas douter, d’en parler autour de lui : en matière commerciale, rien n’est pire que le bouche-à-oreille négatif.

Mais là ne se limite pas le problème. Il devient urgent aujourd'hui de concevoir un projet de tourisme national, de mettre en place des formules et des infrastructures adaptées aux besoins de la famille marocaine. Il n'est pas normal que la profession continue de snober la demande locale, tout en subissant avec résignation les répercussions calamiteuses des événements exogènes et des rumeurs (crise financière, attentats, tensions politiques, épidémies...).

Thami BOUHMOUCH
Février 2012
Paru in :
http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/la-destination-maroc-ou-se-niche-
http://eplume.wordpress.com/2012/02/29/la-destination-maroc-ou-se-niche-le-malentendu/
- http://algerie1962.soforums.com/t7149-La-destination-Maroc-ou-se-niche-le-malentendu.htm 
______________________________
(1) Cf. l'article « Secteur bancaire : le client n'est pas roi » : http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/secteur-bancaire-le-client-nest
(2) Dans les faits, le secteur induit peu d'emplois industriels, favorise une série de petits métiers et gagne-pain parasitaires. Est-il vrai que le tourisme permet le « développement » ?... La question est importante, mais déborde le cadre de cet article.
(4) Les TO anglais, par exemple, achètent la demi-pension dans un hôtel cinq étoiles marocain à 40 euros. Un petit hôtel à Londres ne vend pas la nuitée sèche à moins de 170 euros.
(5) Interview in La Vie Economique du 2 janvier 1998. Je souligne.
(6) Cf. « Le syndrome de la myopie marketing » : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/01/23-le-syndrome-de-la-myopie-marketing.html
(7) Notons qu’une convention relative au développement du tourisme de croisière a été signée à Casablanca en octobre 2006.
(8) Jim Fletcher, expert britannique, in quotidien ALM du 13/09/02. L'idée ici n'est nullement de se détourner du balnéaire. Au contraire, ce produit est demandé par bon nombre de vacanciers potentiels (cf. l'émission Les rendez-vous de l'économie, Médi 1, 22/10/03).
(9) Cf. « Le syndrome de la myopie marketing » : http://bouhmouch.blogspot.com/2012/01/23-le-syndrome-de-
(10) F. Ascher, Tourisme, sociétés transnationales et identités culturelles, UNESCO 1984, p. 67.
(11) J. Dubois, l'un des promoteurs du projet touristique Bab Africa lancé près de Marrakech : http://www.leconomiste.com/article/un-millier-de-crocodiles-marrakech


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