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9 mars 2014

LE CULTUREL N’EST PAS HORS DU TERRITOIRE DU MARKETING



Au Maroc, pendant le mois de Ramadan, les dépenses des ménages augmentent, les fabricants de produits alimentaires et de vaisselle comme les sociétés de crédit voient leurs activités s’amplifier, le tourisme interne recule… Ces exemples simples montrent que la variable culturelle ne saurait être négligée par le monde des affaires. On sait maintenant que l'entreprise – unité économique – évolue dans un macro-environnement dont le contexte socioculturel constitue une composante de poids… (1) Après donc l’économie et la technologie (2), il y a lieu de se pencher sur la variable culturelle.

Culture et comportement d’achat
Avant tout, que faut-il entendre par culture ? Le concept est bien répandu et les définitions en sont légion. Comme le relève A. Etchegoyen, « il en est de ce concept comme de tous les concepts : son extension est inversement proportionnelle à sa compréhension. La diffusion d'un concept s'accompagne toujours d'une flexibilité de son contenu ». (3)
La culture est ce tout complexe qui comprend les traditions, les règles de conduite, les croyances, les interprétations communément admises, à un moment donné, par une société. Elle désigne les valeurs fondamentales des membres d'une société, l'ensemble des manières d'être et de faire. La culture détermine si ces membres sont individualistes, ponctuels, exigeants en matière d'hygiène, bons envers les animaux, respectueux de la nature, etc. Selon G. Rocher, la culture est « un ensemble lié de manières de penser, de sentir et d'agir plus ou moins formalisées qui, étant apprises et partagées par une pluralité de personnes, servent, d'une manière à la fois objective et symbolique, à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte ». (4) La langue, les convictions religieuses, le niveau d'éducation, le savoir, l'art, l'éthique font aussi partie de la culture.  
La société est ainsi une réalité morale : elle fait appel à des normes et des valeurs pour fonctionner ; elle possède un système de références qui lui est propre. La religion est l'une des forces les plus puissantes qui façonnent la culture d'un peuple. Une fois, un journaliste a demandé à un entraîneur français d'une équipe marocaine de football ce qu’il pense des particularismes culturels. Il a répondu : « C'est à nous de nous adapter ! Prenons l'exemple de la prière. Avant chaque match, dans les vestiaires, mes joueurs se regroupent pour réciter Al Fatiha. Je me joins à eux, parce que, dans l'esprit, cela entre dans mes convictions. Tous les entraîneurs étrangers doivent se fondre dans la culture du pays qui les accueille ». (5)


Les valeurs d'une communauté ont un impact direct sur le genre de vie, les attitudes et le comportement de ses membres. Elles permettent aux individus de se mettre en relation et donnent une signification sociale à leurs actes. La pratique matérielle n'a de sens que par son imbrication dans l'ordre socioculturel. Il est clair en effet que « tout être humain naît et grandit dans une culture qui forge ses relations avec les autres et le monde qui l'entoure. C'est son acquis culturel qui lui permet de remplir toutes les tâches qu'attend de lui la société à laquelle il appartient ». (6) La culture fournit aux individus un cadre d'apprentissage et d'adaptation, donne un arrière-plan par rapport auquel leurs choix sont opérés. On pourrait l’assimiler à un moule qui, sans être absolument rigide, façonne les normes de conduite.
La culture ne se situe donc pas hors du territoire du marketing ; elle s'inscrit bel et bien dans son champ d'action. Le marketing est aussi et surtout une perspective sur le phénomène social/humain. Les gens réagissent différemment aux mêmes incitations – et à plus forte raison quand ils appartiennent à des sociétés différentes. « Comment séparer la culture des problèmes et choix concrets auxquels sont confrontés les hommes – qu'il s'agisse de l'utilisation de leur épargne, de leurs rapports avec l'outil de travail, du nombre de leurs enfants... Une culture fournit des modes de pensée, des moyens de satisfaire ou d'aiguiser les besoins économiques ». (7)
L'essentiel ici est de marquer que les décisions du consommateur sont largement influencées par sa culture. La définition même de ses besoins s'effectue souvent à travers la culture. Les valeurs, les coutumes, les idéaux influent sur la nature des besoins et des désirs. La consommation est pour l’essentiel un phénomène de société. Au Maroc, l'achat d'un appartement obéit à des critères définis culturellement : le salon est démesuré et il y a deux salles de bain, en plus d’une salle d’eau pour les invités, mais les enfants sont entassés dans une seule chambre. « Les Marocains, pris individuellement ou collectivement, ont un niveau de dépense sans commune mesure avec leurs disponibilités ; on se ruine pour un mariage et même pour un enterrement ». (8) D’ordinaire, ils restent profondément attachés à la notion de « souk ». Le marché de Derb Ghallef à Casablanca bénéficie d'un niveau de fréquentation très élevé. Les prix qui y sont pratiqués ne diffèrent pas souvent de ceux affichés dans les galeries marchandes ; celles-ci sont assimilées à un commerce de luxe et sont dès lors perçues comme un lieu de flânerie.  
R. Zghal écrit : « Parler de culture comme déterminant du comportement, c'est parler d'une logique interne qui sous-tend les réactions aux situations, les choix qui commandent l'action des individus. D'une manière inconsciente, il s'agit d'une logique que partagent les membres d'une société et qui paraît comme une affaire de mœurs, une sorte de terrain d'entente tacite auquel chacun se plie, comme si c'était le gage de son appartenance à la société ». (9) En somme, la culture résulte des efforts fournis graduellement par la société pour s'adapter à son environnement. Il y a culture parce que les hommes vivent en communauté.

La culture évolue
L'homme apprend donc à vivre et à fonctionner en société. Au cours d’un long processus de socialisation, il assimile les références culturelles et les normes qui caractérisent la société d'appartenance. Les agents de socialisation sont par excellence la famille, le système éducatif et les médias (la télévision surtout). La personne socialisée « appartient » à un milieu, à un substrat socioculturel. Elle a suffisamment de choses en commun avec les autres membres de la communauté pour pouvoir partager des aspirations, des besoins, des goûts, des activités. « Il faut que l'éducation assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de sentiments sans laquelle toute société est impossible ». (10) La culture n'est donc pas innée mais acquise : les valeurs sont transmises de génération en génération. Elle s'acquiert tôt dans l'enfance. Le comportement d’achat est un comportement appris et socialement transmis.
Les croyances, attitudes et opinions ne sont nullement figées : elles évoluent au cours du temps, parfois rapidement. « A bien des égards, tout système culturel doit être considéré comme un système vivant se rééquilibrant sans cesse, plus ou moins radicalement, en fonction des défis de l'environnement, du devenir, du champ d'expérience. [...] Tout système culturel se transforme aussi bien en raison de l'action des forces endogènes que de pressions exogènes ». (11)
La société marocaine change visiblement. Des formes de vie sociale exogènes sont transposées, de nouvelles valeurs voient le jour. Des valeurs comme la simplification de la vie, le matérialisme, le désir de rester jeune, l'importance du loisir, modifient notre manière de vivre, donnent naissance à de nouveaux désirs. Les catégories urbaines aisées s'occidentalisent, fréquentent ordinairement les supermarchés et centres commerciaux. Le temps s'achète, comme le reste. Il s'agit d'en avoir le maximum et de l'utiliser au mieux. On opte alors pour les conserves et surgelés, la restauration rapide, les robots ménagers… La consommation tend à devenir une valeur en soi, peut-être même la première des valeurs. L'individu est véritablement « mesuré » par les choses qu’il s’emploie à acquérir ; son image est valorisée par sa propension à posséder des biens…
Une coupure s'est opérée avec les coutumes d'antan. La place de la femme était au foyer et la famille nombreuse constituait la norme. Aujourd'hui, la femme se réalise par son travail hors du foyer et les couples ont peu d'enfants. Des sociétés d'aide aux personnes seules (Union 3000, Unicis) sont installées à Rabat et Casablanca. La Khattaba version traditionnelle n'est plus d'actualité et l'agence matrimoniale a investi le créneau… Et le marketing dans tout cela ?

Implications marketing
Une entreprise doit faire attention au contexte socioculturel, qu'elle peut utiliser à son profit. Au Maroc, des multinationales innovent en créant des produits spécifiques. Il en est ainsi de Nestlé qui a conçu sa Harrira Maggi, de la marque Idéal qui indique que ses cubes de bouillon « respectent les prescriptions musulmanes en matière d'abattage et de fabrication », de DHL qui entreprend durant le mois de Ramadan de livrer des gâteaux dans le monde entier, de McDonald’s qui propose à cette occasion des menus F’tour et des menus S’hour. Ce restaurateur, notons-le, a pénétré le marché marocain en visant en premier lieu les catégories de consommateurs culturellement les plus réceptives : les adolescents et jeunes adultes.
L’ordre socioculturel n’est pas toujours favorable. Au Maroc, durant les années où le « Réveillon » s'approchait ou tombait en plein mois de Ramadan (de 1996 à 2000 inclus) l'activité des importateurs-distributeurs d'alcools s’était ralentie. L'observation du jeun se répercute inéluctablement sur la demande des particuliers. Les distributeurs d'alcools se voyaient contraints de réorienter leur stratégie marketing pour compenser le manque à gagner. Certains se sont efforcés de récupérer des évènements étrangers comme la « St Valentin » ou la « fête des Pères »… ce qui entrait encore en contradiction avec le fonds culturel local. Le fait demeure qu’en raison de la limitation des supports publicitaires (la publicité audiovisuelle étant interdite), les fabricants de bière doivent se contenter de la presse écrite – ce qui pénalise leur activité. On notera aussi que si le commerce de boissons alcoolisées est soumis à l'octroi d'une licence, les gouvernants ont misé sur le tourisme. Or tourisme et alcool semblent être indissociables. Peut-on dès lors favoriser la libre circulation de l'alcool sans porter atteinte aux valeurs profondes de la société ? On se trouve ainsi face à un dilemme.
La promotion/publicité est particulièrement sensible à la culture… Là non plus on ne saurait faire abstraction du contexte socioculturel. Les créatifs étrangers opérant au Maroc n’ont d’autres choix que de s'y adapter. Alors qu’ils voudraient faire fi des codes moraux et donner libre cours à leur inspiration, la culture musulmane leur impose des limites difficilement franchissables. A l’évidence, lorsqu'un publicitaire imagine ici un message, il le fait pour un public spécifiquement marocain. Le choix du support dépend par-dessus tout du niveau d'instruction de la cible. L'écart entre la culture orale et la culture visuelle rend nécessaire l'adaptation profonde des techniques de transmission de l’information. Naguère, le Crédit Agricole avait opté pour un moyen original pour se rapprocher du monde rural : la diffusion de cassettes dans les douars les plus éloignés. Une série de sketchs et un répertoire de musique chaâbi visaient à sensibiliser un public largement illettré aux procédures bancaires comme au micro-crédit.   
L’épargne enfin n'échappe pas non plus à l'influence de la culture : on sait que nombre de Musulmans refusent de percevoir les intérêts que les banques portent au crédit des comptes sur carnet. Ils invoquent directement le motif religieux comme raison de leur abstention. Dans les sociétés de culture musulmane, on imagine aisément le potentiel financier inexploité par le système bancaire conventionnel.


Thami BOUHMOUCH
Mars 2014
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(1) Cf. T. Bouhmouch, « L’entreprise dans son environnement socioculturel »  http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/lentreprise-dans-son-environnement.html
(2) Cf. T. B., « Le marketing se plie à la contrainte économique » http://bouhmouch.blogspot.com/2014/02/le-marketing-se-plie-la-contrainte.html  et « Le marketing, poussé par la technologie » http://bouhmouch.blogspot.com/2014/02/le-marketing-pousse-par-la-technologie.html
(3) Alain Etchegoyen, « Les entreprises ont-elles une âme ? », éd. F. Bourin 1990, pp. 123-124.
(4) Guy Rocher, « Introduction à la sociologie générale », volume 1, éd. HMH Points 1968, p. 111.
(5) Cf. Revue Tel Quel du 29 octobre 2001.
(6) Philip Kotler et Bernard Dubois, « Marketing management », éd. Publi-Union, p. 166.
(7) T. Bouhmouch, « La dialectique de la quantité et de la qualité », Rencontre Entreprise et Culture, Faculté des Lettres Casablanca, février 1992, communication publiée in Revue Marocaine de Droit et d'économie du développement, n° 28 - 1992.
(8) Yahia Benslimane, « Nous Marocains », éd. Publisud (date non indiquée), p. 205.
(9) Riadh Zghal, « Culture et comportement organisationnel… », Revue op. cit. p. 63.
(10) Emile Durkheim, Education et sociologie, PUF 1980, p. 59.
(11) Jean Freymond, « Rencontres des cultures et relations internationales », Relations Internationales n° 24, Hiver 1980, pp. 406-407.


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