Le
marketing, du moins dans sa perspective formalisée, est une idée relativement
nouvelle dans la pratique des échanges. Désormais, l'entreprise s'oriente
systématiquement vers le marché. Elle sait que sa pérennité dépend
fondamentalement de son aptitude à satisfaire les besoins actuels et futurs du
consommateur. Elle veut comprendre celui-ci afin de répondre à l'exigence de
valeur qu'il a définie et à laquelle il s'attend. (1)
Sans un tel credo, l'entreprise
pourra innover ou s'engager massivement dans une campagne promotionnelle, ses
produits demeureront sur les étalages. Vous aurez beau trouver votre produit
merveilleux, votre avis ne vaudra rien si les clients potentiels ne le
partagent pas.
L'impératif de rentabilité
Pour
autant, l'optique marketing ne constitue pas une fin en soi. Mis à part le cas
d'une action caritative, le marketing n'est pas d'essence philanthropique,
n'est pas animé par un élan altruiste. L'entreprise, par définition, est une
organisation à but lucratif ; elle n'a pas pour vocation principale de “faire
plaisir” à ses publics. S'agissant de l'activité marchande, l'essentiel est de
réaliser non pas un chiffre d'affaires important, mais un chiffre d'affaires rentable.
De là cette
évidence banale : on ne saurait tout sacrifier au client, vendre en dessous du
seuil de rentabilité. (2) Un produit réussi est un produit qui, tout
en répondant strictement aux désirs du consommateur, est vendu avec profit. Il
n'est que de voir les banques : ne tendent-elles pas à accroître le revenu par
client tout en comprimant les coûts de distribution des produits offerts ? Ne
cherchent-elles pas à parer à l'érosion des marges commerciales en développant
de nouveaux produits, en se tournant vers de nouveaux métiers ? C'est que “les
actionnaires réclament un taux de retour sur fonds propres de 15 %”… (3) Le football
n'échappe pas à la règle : les clubs les plus prestigieux (surtout anglais)
savent allier la passion du jeu à l'attrait du gain.
L'exemple
de l’ONCF est significatif à cet égard. Il y a dix ans, l'office a
commencé à chercher la meilleure approche du marché. Si la reconquête des
clients est devenue la préoccupation majeure, l’objectif est indubitablement
d’améliorer les recettes. Il s’agit, entre autres, de développer les créneaux
rémunérateurs, en supprimant les trains qui roulent à vide ou dont la
rentabilité n’est pas assurée. Le résultat est palpable : une réduction de 30 %
de l'offre correspondant à 2 % du chiffre d'affaires, une suppression de 480
arrêts inutiles par jour sur un total de 1450. L 'entreprise a
terminé l'exercice 2001 avec un résultat net de 283 millions de DH, soit une
amélioration de 9,3 % par rapport à l'année précédente.
Pourquoi
les sociétés de mobilier de bureau (telles Burog et SMES) se
focalisent-elles sur le secteur privé ? La raison est simple : “le marché
public est un marché intéressant en termes de chiffre d'affaires, mais
difficilement gérable eu égard aux problèmes de paiement”. (4)
Les besoins
sont donc entendus dans un sens restrictif : seuls ceux qui sont solvables
et rentables entrent en ligne de compte. L'homme de marketing
s'intéresse aux publics qui détiennent les moyens financiers leur permettant de
se porter demandeurs sur le marché ; il se soucie normalement de la rentabilité
attachée à toutes les actions envisagées. Il est clair que la combinaison optimale
des moyens mis en œuvre (les variables du mix) est celle qui maximise
les profits.
Le profit (5) est l'un des rouages fondamentaux de
la sphère marchande. C'est la carotte qui sert de stimulant à l'efficience.
C'est à la fois la rémunération du risque assumé par l'entrepreneur et la
condition des investissements de demain. C'est ce qui sert à orienter les
masses de capitaux disponibles vers les produits les plus demandés...
Ces
propositions font partie des lieux communs de la littérature économique
courante. Faut-il s'appesantir sur la nécessité de gagner, de prospérer ? Sans
le profit, l'entreprise est-elle viable ? L'action sur le marché serait vaine,
voire dommageable, si elle ne devait aboutir à une amélioration de la rentabilité.
Considérons
le cas des chaînes de fast-food. Afin d'augmenter le taux de rotation des
clients et d'éviter que ceux-ci ne s'attardent (de façon infructueuse) devant
leur repas achevé, des études ergonomiques ont permis de mettre au point un
système original et efficace. Les sièges ont été étudiés pour offrir un confort
relatif durant un temps déterminé, correspondant à la durée moyenne de
consommation d'un hamburger-frites. Passé ce délai, la station assise tend à
devenir inconfortable.
A Attijari Cetelem (crédit et
leasing, Casablanca), la
sélection des candidats au crédit se fait avec toutes les précautions
nécessaires. “Notre métier, dit son directeur général, est de
récupérer les crédits encore plus que de les vendre”. (6) Pour
qu'un client puisse bénéficier d'un taux à faible prime de risque, son dossier
est étudié avec beaucoup d'attention. A chaque élargissement de la cible
correspond une hausse de la prime de risque. Le but est de répondre aux
attentes des clients, tout en se prémunissant contre les mauvais payeurs. Le
gérant d'une société de crédit à la consommation abonde dans ce sens : “Le
problème actuel n'est pas tant d'accorder des crédits que de se faire
rembourser. En effet, la gestion du risque est d'autant mieux maîtrisée que les
sociétés de crédit ont à leur disposition les méthodes de scoring et les
garanties des employeurs”. (7)
Dans le
système bancaire marocain, l'état de surliquidité actuel (du moins en 2002 et
2003) est tel que certaines banques refusent les dépôts dont le terme dépasse
six mois et acceptent difficilement ceux dépassant trois mois. L'argumentation
est assez simple : “pourquoi voulez-vous que nous acceptions un argent qu'il
faut rémunérer alors que, faute de projets à financer, il ne nous rapporte
strictement rien ?”. (8)
Cela amène
à se demander : l'objectif de profit et le souci du client sont-ils
conciliables ?
Satisfaction
et rentabilité
Autrefois,
l'économiste et sociologue Veblen distinguait curieusement “l'homme
d'affaires” du “capitaine d'industrie” : le premier ne
s'intéresserait qu'au profit, tandis que le second n'aurait d'autre but que la
production de biens. Selon lui, la tâche de l'homme d'affaires n'est pas
d'aider à fabriquer des produits mais de contrarier le flux de production. Il
disait en substance : “Faire de l'argent et faire des produits sont deux
choses bien différentes et souvent même contradictoires”. (9)
Cette
allégation dénote une vision hérétique de la réalité. La volonté de produire
conformément aux vœux du marché et l'exigence de rentabilité, non seulement ne
sont pas incompatibles, mais elles vont de pair. “Choisir la
rentabilité client comme objectif de gestion mais aussi comme préalable à l'action
commerciale permet de générer de nouvelles créations de valeur. Nouvel
indicateur, il s'agit d'une voie parallèle de connaissance du client”. (10)
Le profit
constitue un indicateur de performance autant que l'écoute du client. Une
entreprise n'existe et ne prospère que pour autant qu'elle sache satisfaire les
besoins de ses clients, tout en améliorant son résultat d'exploitation, tout en
faisant valoir les intérêts des investisseurs. (11) Qu'on en juge
par les propos d'un dirigeant d'entreprise : “Chez 3M, nous nous engageons à
satisfaire nos clients en leur offrant une qualité supérieure, à offrir un
retour sur investissement intéressant grâce à une croissance durable et
fructueuse...”. (12)
Tout compte
fait, le taux de satisfaction ne doit pas être perçu comme un but (une
fin) mais comme un moyen. Cela veut dire qu'en créant de la valeur, en
s'adaptant à la demande – et par cela même – l'entreprise compte atteindre les
objectifs fixés (croissance de la part de marché, rentabilité, puissance et
pérennité...). Le marketing, pour reprendre un aphorisme connu, est “l'art
de plaire à son marché en satisfaisant son patron”.
L'industrie
pharmaceutique est appelée à concilier une logique matérialiste et une logique éthique
: celle du profit et celle de la santé des patients. Un laboratoire
pharmaceutique, ayant pour mission de fournir (à travers le médecin) les
substances destinées à soulager ou à guérir les malades, est astreint – à
l'instar de toute entreprise – à des objectifs de rentabilité et de croissance.
La philosophie centrale est toujours la même : réaliser des profits sur la base
d'un travail utile à l'individu et la collectivité...
Il y a lieu
d'insister : le profit est un dérivé naturel d'une chose bien faite et non une
fin en soi. Il provient non pas du volume des ventes mais de la
satisfaction/rétention de la clientèle cible. Sans l'existence de clients
réguliers et en nombre suffisant, il n'y a pas de profit. Affirmer que celui-ci
est l'objectif de l'entreprise n'est donc pas pertinent. “Cela s'est révélé
aussi vain que de dire que l'objectif de la vie est de manger. La nourriture
est une condition et non un objectif de l'existence. Sans nourriture, la vie
s'arrête. Les profits sont une condition de l'entreprise. Sans profits,
l'entreprise s'arrête”. (13)
Que veut le
consommateur ? Que veut l'entreprise ? Les deux questions sont concomitantes.
Le marketing suppose un juste équilibre entre les deux exigences. Le but est de
bâtir un partenariat win/win avec le client. “Si le profit est bien au
centre des préoccupations, il ne se fait plus au détriment du consommateur,
mais avec son concours, son assentiment et sa satisfaction post-achat”. (14)
Producteurs
et consommateurs ont pour ainsi dire les mêmes intérêts.
Thami BOUHMOUCH
Extrait de l’article publié in Cahiers de recherche en management
(CRESCA, Casablanca), volume I, n° 1, décembre 2006.
______________________________________________
(1)
André Boyer - Les contradictions éthiques de
l'entreprise, Revue marocaine de commerce et de gestion (Tanger), juin
2005. pp.
13-14
(2) Il ne s'agit pas de
se focaliser sur la rentabilité à court terme – une tendance qui pourrait se
révéler dangereuse pour la survie de l'entreprise.
(3) Un dirigeant de la
BMCI, cité par Economie & Entreprises, septembre 2000.
(4) Le directeur général
de SMES, in Economie & Entreprises, septembre 2000.
(5)
Profit et
rentabilité ne sont pas des termes équivalents... mais ce n'est pas le lieu
d'en discuter. Disons brièvement que la rentabilité est la capacité à générer
des bénéfices. C'est le rapport entre les profits et les capitaux engagés.
(6) Cité in Economie
& Entreprises, février 2001.
(7) Propos rapporté par La
Vie Eco du 7 mars 2003.
(8) Un banquier de la
place, in La Vie Eco, ibid.
(9)
G. Soule - Qu'est-ce que l'économie politique ?
Nouveaux Horizons 1980 p. 181 et
Robert L. Heilbroner - Les grands économistes, Seuil 1971,
pp. 218-219
(10)
J.-F. Dupont - La rentabilité client comme point de
départ, Banque Stratégie, mars 2000, p.
18.
(11) cf. A.
Boyer, op. cit., p. 17.
(12) Un des dirigeants de
la société, cité in L'Economiste du 9 octobre 1997.
(13)
Théodore Levitt - L'imagination au service du marketing,
Economica 1985, p. 16.
(14) J.-J. Croutsche - Marketing opérationnel : liaisons
et interfaces dans l'entreprise,
Editions Eska 1993, p. 16.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire