Série : L’essentiel
didactique
Identifier un concurrent semble
aller de soi : pour un fabricant d'huile, ce serait un autre fabricant d'huile
; pour une compagnie d'assurance, une autre compagnie d'assurance, etc. Ecartons
tout de suite cette vue simpliste. Le crédit à la consommation est-il un
produit différent du crédit bancaire ou tous deux font partie du même marché ? La
lessive liquide peut-elle rivaliser avec la lessive en poudre ? Un
fabricant de papier peint est-il un concurrent pour une marque de peinture? La
télévision peut-elle détourner le public des salles de cinéma ?
En plus des concurrents directs facilement
repérables, l’existence de concurrents indirects, hors du champ d’activité habituel,
peut bel et bien constituer une menace. Qu’en est-il ?
Repérer les concurrents au loin
Les bougies d’allumage Champion
entrent en compétition directe avec les bougies Bosch. Les matelas de Simmons
Maroc sont fortement concurrencés par ceux de Richbond et Dolidol.
Sur le marché du fromage fondu, Vache qui
rit est menacée directement par Cœur de lait, La Hollandaise et Or Blanc. Il en va de même, sur le marché de la messagerie pour
UPS, DHL, FedEx, Chronopost
et CTM Messagerie… La concurrence directe ou concurrence
inter-marques, dont il est question ici, répond de façon quasi identique au besoin exprimé par le
consommateur. Les produits proposés sont de même nature et ont pratiquement les mêmes caractéristiques. Ils sont donc équivalents, interchangeables,
des substituts au sens restrictif. C'est le type de concurrence auquel on fait
couramment référence.
A l’opposé, on sait que le courrier
électronique, infiniment moins coûteux, concurrence le téléphone et le fax, comme
le rasoir mécanique féminin concurrence les crèmes dépilatoires. La CTM, en
proposant un tarif de 750 dh sur la ligne Casablanca-Paris constitue une menace pour la RAM. Les dirigeants de Coca-cola
considèrent le thé, le café et le jus de fruit (marché en plein essor) comme des
adversaires majeurs. Un fabricant de raquette de tennis est menacé, peu ou
prou, par le golf ou l'équitation… Ici, la concurrence indirecte ou
concurrence inter-produits répond à des besoins et des motivations proches (ou
classe de besoins similaires), mais avec des produits différents.
Alors que la concurrence directe
oppose les firmes pour un produit similaire, la concurrence indirecte s'exerce
entre des produits distincts pour la satisfaction d’un besoin similaire. C’est
le constat que fait ce responsable d'un groupe pharmaceutique : « Le
vrai risque pour un médicament contre les calculs, c'est la chirurgie au laser ».
(1) Vu que la menace provient de produits de substitution à
même de procurer les mêmes satisfactions, l’environnement concurrentiel est ainsi
beaucoup plus vaste. C'est ce que Matricon désigne par « marché environnant »
(produits substituables) par opposition à « marché principal »
(produits identiques). (2) Certains auteurs parlent de « concurrence
intertype » tels Filion & Colbert (3) ou de « concurrence
générique » comme le font Lendrevie & Lindon. (4)
L'identification des concurrents
indirects suppose que l'on réponde d’une manière large à la question : pourquoi
a-t-on besoin de tel produit ? En fait, c'est bien le consommateur qui met
les produits en concurrence. Si un club de natation et un centre
d'arts martiaux se proposent simultanément de satisfaire notre besoin de sport
et de loisir, ils sont en concurrence. (5) En revanche, le bateau ne
peut rivaliser avec l’avion pour le transport des fleurs ou de la menthe.
Le risque est de ne pas pressentir
les menaces issues d’une activité insoupçonnée. Il en est ainsi du chocolat :
tous les assortiments proposés par les marques prestigieuses (Pralinor, Aiguebelle,
Lindt) sont « garantis pur chocolat ». La précision est
importante : la concurrence proviendrait-elle du sucre chocolaté ? En fait, si celui-ci tend à s'imposer sur le
segment moyen de gamme, il ne semble pas inquiéter les distributeurs du
chocolat de luxe (plus de 400 dh/kg), pour qui « le sucre chocolaté est
un autre produit, plutôt de la confiserie ». De même, il y a quinze
ans, on disait que le tapis traditionnel ne constituait pas un réel concurrent
pour la moquette. Les deux produits n’étaient pas censés être destinés
à la même clientèle… En tout état de cause,
seul le consommateur est juge.
Le chemin
de fer menacé
Pour toucher du doigt la
problématique qui nous occupe l’exemple du transport ferroviaire est particulièrement
révélateur. Curieusement, ce n’est que tardivement qu’on a compris qu’il était
exposé à la concurrence des transports routier et aérien. Dans son livre « Marketing
myopia », T. Levitt a examiné les difficultés subies jadis par le rail
américain. Les dirigeants s'étaient situés dans l'industrie du chemin de fer
alors qu'ils étaient plutôt dans celle du transport. Ils se focalisaient sur le
produit (transport par rail) et non sur le client. « Ils trouvaient
normal que l'expéditeur aille livrer sa marchandise à la gare en amont et que
le destinataire se débrouille pour aller la chercher à la gare en aval. Or les
concurrents (camions, avions) se proposaient de ramasser les colis chez
l'expéditeur et de livrer chez le destinataire ». (6)
Au Maroc, l'ONCF a bien sûr
le monopole du rail, mais subit la concurrence croissante de la route (des
centaines de milliers de camions, des milliers d’autocars), comme celle des
compagnies aériennes (RAM, Regional Air Lines…). La CTM n’a-t-elle pas poussé l’office, par exemple sur la ligne
Casa-Fès, à lancer des actions de promotion inédites ? Une telle
concurrence a mis le rail dans une position défavorable, surtout depuis que les
subventions qui lui étaient accordées ont été réduites. En 1999, l'ONCF était
au bord de la faillite. S'agissant du transport de marchandises ou du trafic de
voyageurs, il se devait manifestement d'être rentable.
L'office a été amené à mettre en
place des structures organisationnelles plus souples, à réduire les frais
généraux, à se recentrer sur son métier de base (en cédant des activités
hôtelières), à se transformer en une véritable entreprise avec des prestations
tournées vers le client. Il est
tenu désormais d’écouter le marché, de proposer des prix inférieurs, des formalités
d'enregistrement simplifiées, une meilleure sécurité… Le transport par rail a fini bel et bien par découvrir la
concurrence.
Cinéma vs télévision
L’autre exemple très caractéristique
est le cinéma. Partout, le
nombre et la fréquentation des salles ont notoirement diminué. Le problème s'est posé en France
dans les années 1980 : le cinéma a vu son public fondre de 395 millions
d'entrées en 1955 à 118 millions en 1989. La tendance est également observée en
Grande Bretagne, au Japon, en Italie, en Allemagne et aux Etats-Unis.
Producteurs, distributeurs et exploitants de salles avaient de quoi être inquiets.
Accusé principal : la télévision, qui offre les films à domicile et diminue
ainsi l'envie d'aller au cinéma.
La situation au Maroc, depuis 1990, est
dans l’ensemble comparable. Le lancement de la seconde chaîne de télévision, la
prolifération des paraboles et le piratage des films à la faveur des nouvelles
technologies ont privé le cinéma d'une grande partie de sa clientèle. De plus
en plus, les Marocains se passent de sortir en famille ou entre amis pour voir
un film. Si en 1987 près de 32 millions de tickets ont été vendus, l'année 1996
a vu ce chiffre baisser à 16 millions. (7) Le parc cinématographique en 2001 ne
comptait plus que 170 salles, contre 184 salles en 1997 et 250 en 1987. En
2012, il n’en restait pas plus de 50. Cette
dégringolade était due à la chute des recettes.
Comment lutter contre la
désaffection du public lorsqu'on exploite une salle de cinéma ? Il y a vingt
ans, diverses mesures ont été prises pour offrir un spectacle à l’opposé de l'univers
de la télévision : salles de cinéma rénovées, image et son perfectionnés, films
projetés sur des écrans géants et concaves, etc. Des mesures incitatives étaient
prises par l'Etat, à savoir l'exonération fiscale pendant cinq ans pour les
salles rénovées et dix ans pour les salles nouvellement créées.
Ces considérations nous remettent en
mémoire la notion de myopie marketing
(ou commerciale) définie par T. Levitt.
Myopie
marketing
Cette notion, en effet, qualifie
l'erreur courante qui consiste à ne se préoccuper que de la concurrence directe
(évidente). Les besoins, on le sait, peuvent être définis par le consommateur de
façon tellement large qu'ils pourraient être satisfaits par quantité de produits
variés. Pour autant, ce sont les marques visant le même couple produit/marché
qui font l'objet d'une attention particulière. Or se focaliser sur cette forme
de concurrence, c'est s'enfermer dans une vision restrictive du marché. (8) Les préoccupations
managériales à court terme conduisent à ne s'intéresser qu'à la concurrence entre
marques, relativement familière, plutôt bien repérée. On perd de vue les
menaces issues des autres activités. Il faut bien en tenir compte dans une
perspective à long terme. Certes, disait Vernette, « la distinction [entre]
concurrents directs et indirects n'est pas pertinente dans le cadre de
l'activité quotidienne de l'entreprise [...], mais [elle]
est fondamentale dans le cadre d'une réflexion stratégique ». (9)
La concurrence indirecte est la plus
dangereuse dès lors qu'elle échappe au contrôle des dirigeants. On se doit de
connaître l'ensemble des solutions auxquelles le public pense
spontanément pour satisfaire un besoin. Il est important d'évaluer la fraction
de consommateurs qui est prête à remplacer un produit donné par un substitut
offert dans un autre secteur. Il y a lieu de considérer un produit par rapport
à une industrie. Comment situer un fabricant de raquette de tennis : dans
l’industrie du tennis ou celle du sport ? Il y a très longtemps, un économiste
avait écrit : « Il n'y a plus de bataille de prix entre US Steel
et Bethlehem Steel, mais entre le secteur de l'acier et celui de l'aluminium,
entre l'aluminium et le verre, entre le verre et la matière plastique, entre la
matière plastique et le bois, entre le bois et le ciment... ». (10)
Un dirigeant d’une société française
spécialisée dans la protection de la tôle, pense que la mondialisation de la
concurrence « oblige à regarder partout, à ne rien laisser de côté,
pour essayer de savoir ce qui risque de nous tuer dans 5 ans. Ce qui nous tuera
ne viendra pas forcément de nos concurrents d’aujourd’hui : ce sera peut-être un
traitement chimique de protection de tôle. Peut-être même l’acier sera-t-il
remplacé par le plastique ? » (11)
En
définitive on ne saurait faire l’impasse sur les concurrents indirects sous
prétexte qu’ils relèvent d’un secteur d’activités différent. Contrairement aux
apparences, ils peuvent se révéler plus dangereux que les concurrents directs.
Thami
BOUHMOUCH
Octobre 2013
_____________________________________
(1)
Cité in P. Kotler et B. Dubois, Marketing management, éd. Publi-Union.
(2)
Cf. C. Matricon, Le Marketing du
réel, Ed. de l’Usine Nouvelle.
(3)
Cf. M. Filion et F. Colbert,
Gestion du marketing, éd. Gaëtan
Morin.
(4)
Cf. J. Lendrevie et D. Lindon, Mercator,
théorie et pratique du marketing, Dalloz.
(5)
En marketing, il
est important de distinguer un produit de la fonction qu'il remplit. Cf. article précédent : Le
client s'attache aux
solutions, pas aux produits http://bouhmouch.blogspot.com/2012/05/le-client-sattache-aux-solutions-pas.html
(6)
T. Levitt, Le
marketing à courte vue, Encyclopédie
du marketing, Editions
Techniques.
(7) Cf. Revue Economie & Entreprise,
mars 2001.
(8)
Rappel : pour
pouvoir analyser un marché, il faut d'abord définir clairement le produit dont
il est question. L'entreprise se doit alors d’inclure non seulement les
produits directement concurrents mais aussi les produits de substitution, répondant
aux mêmes besoins. Voir article précédent : La notion de
marché sous l’angle du marketing http://bouhmouch.blogspot.com/2013/06/la-notion-de-marche-sous-langle-du.html
(9) E. Vernette, Marketing fondamental,
éd. Eyrolles.
(10)
R. L. Heilbroner, Les
grands économistes, éd. Seuil.
(11)
J. L. Guedeu, cité
par B. Prouvost, Innover dans l'entreprise, les clés pour agir, Dunod.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire