Le marketing, en tant que système de pensée et
d'action, est indissociablement lié à l'existence d'un état de concurrence.
L'intensification des rivalités incite à l'adaptabilité, l'innovation et
l'efficience. L'entreprise prend conscience du jeu concurrentiel et s'emploie à
le maîtriser. Dans un tel contexte, le grand gagnant est le consommateur.
Il n'est que de voir les agents de Maroc Telecom
: aujourd'hui, ils apprennent à tenir compte des abonnés et vont jusqu'à leur
téléphoner pour s'enquérir de l'exécution d'une prestation ou pour rappeler la
date limite de paiement. Avant l'avènement de Méditel et de Wana, ils étaient
dédaigneux et intraitables ; l'usager (l'assujetti) était tenu pour quantité
négligeable, ses plaintes et son mécontentement ne retenaient pas l'attention.
Outre que la clientèle est désormais mieux considérée, les prix des appareils,
des communications et des services sont tirés vers le bas. Si bien que le téléphone
portable se banalise, n'est plus le privilège des riches…
Cet exemple n'est qu'un
tremplin pour le cas examiné ici : la compagnie Royal Air Maroc. Pour apprécier le contexte actuel, il importe d’abord
de considérer la période de 1995 à 2005.
Une réorientation
imposée
En 1995, au pire moment sans doute de son histoire,
la RAM opère un changement radical dans sa stratégie. Quelles en sont
les raisons ? D'abord, le capital-image de la compagnie a été sérieusement
entamé suite à une grave crise morale et financière traversée l'année d'avant.
Le poids d'un crash controversé et d'un détournement de fonds désinvolte
(dépenses personnelles ostentatoires du PDG) est encore lourd dans la mémoire
collective.
Ensuite,
la pression de la concurrence allait s'accentuer, notamment sur
le marché européen : les transporteurs aériens rivalisaient d'innovations et de
services (facilités de réservation, fauteuils-lits...) et se disputaient les
voyageurs à coups de baisses tarifaires. Des concurrents comme Air France,
Swissair, Sabena, KLM, Lufthansa investissaient le
marché marocain en vue d'alimenter leurs vols moyen et long courrier. Sur les
axes nationaux, la naissance de l'opérateur marocain Régional Air Lines
a accentué les difficultés. La RAM est alors obligée de déployer une
stratégie défensive de grande envergure. A cela il faut ajouter la menace
(moins visible) issue des transports ferroviaires et routiers : l'ONCF et
la CTM sur les marchés intérieur et européen.
L’espace aérien mondial est désormais soumis à un
processus de déréglementation (open-sky). Il est vrai qu’en dépit du discours
officiel, la réalité du marché était encore quelque peu éloignée d'un tel
impératif. Outre que l'offre et la tarification étaient strictement encadrées
(soumises à homologation), les relations aériennes du Maroc avec l'extérieur étaient
toujours régies par des accords bilatéraux entre Etats. S'agissant de la ligne
Casablanca-Paris (une des lignes les plus rentables), l'accord de pool entre la
RAM et Air France
prévoyait un partage des flux des passagers. De plus, l'éviction du
transporteur français Air Liberté en octobre 1997 ne semblait pas
non plus répondre à la volonté affichée de libéralisation…
Il n'en demeure pas moins qu’un revirement est
réellement entamé. Pendant que des voix s'élevaient pour activer l'ouverture du
ciel marocain, le « monopole » du pavillon national se prêtait à un
démantèlement en douce. Par exemple, les accords signés en 2002 avec les
Etats-Unis, la Syrie, les Emirats, l'Italie et les Pays-Bas tendent à supprimer
toutes les contraintes prévues par les arrangements précédents. Par la suite,
des négociations ont été menées en vue d'un accord d'intégration de l'espace
aérien marocain dans l'espace européen.
Quant aux vols charters, ils ne faisaient l'objet
d'aucun blocage significatif. L'arrivée de Régional Air lines, en 1997,
n'était-elle pas déjà un signe visible de la nouvelle vision ? L'opérateur privé,
qui a pu choisir librement ses lignes, est venu s'ajouter aux compagnies
étrangères régulières et à nombre de compagnies charters. Enfin, l'entrée en
scène de trois transporteurs marocains – Air Atlas Express, Morocco
Airways (1999) et Mondair (2002) – s'inscrivait bel et bien dans un
contexte de libéralisation des vols charter.
La RAM,
qui subissait les conséquences de la loi de libre concurrence, entendait donc
relever le défi. Elle orienta sa ligne stratégique dans ce sens et cherchait
des alliances pour affermir sa position. Par le passé, comme la plupart des
entreprises de service, la compagnie
privilégiait souvent une orientation-produit (le consommateur devait venir vers le produit). Désormais, la satisfaction
du client-passager constitue la
pierre angulaire de la nouvelle approche. « Le client est mon propre patron », proclamait le PDG qui se
promettait de « passer du
savoir-faire au savoir-satisfaire ». (1)
En considération de la nouvelle donne, la RAM a
mis en place une « Direction commerciale et Marketing ». En dessous,
les « combattants du front » constituent une composante décisive : le contact avec le personnel (au sol et
en vol) est certainement le premier indicateur de la qualité du service que
retient le voyageur. On comprend dès lors l'intérêt des séminaires de formation
– sous le thème « le client d'abord » – destinés aux employés en
première ligne.
Une
révolution marketing transparaissait dans les grands axes de la stratégie
adoptée. Il est question de moderniser la flotte pour assurer la sécurité et le
confort des voyageurs, de développer de nouveaux services (notamment la Zénith
Class), de lancer la carte Safar
Flyer, permettant aux adhérents de bénéficier de divers avantages au
prorata de la distance parcourue (billets gratuits,
réductions tarifaires, etc.), de proposer des tarifs
promotionnels pour estomper l'image d'une compagnie chère, d'adhérer au système
mondial de réservation Amadeus en vue d'élargir le réseau de
distribution. De nombreuses autres mesures ont été prises afin de renouer avec la
clientèle : augmentation du nombre de vols, changement de la composition des
repas, trousses de jeux, menus spéciaux pour les enfants, mise en
place d'un centre d'appel...
S'agissant de publicité, une campagne d'envergure
est lancée pour redresser l'image de l'entreprise. Cette campagne
se voulait le reflet d'une démarche tournée résolument vers le client. Le ton,
les thèmes et les personnages révélaient une approche créative autour de
l'impératif de satisfaction. « Bienvenu à vos exigences », proclamait
le message publicitaire. Le concept de l'exigence est l'élément central de la
nouvelle vision et la relation avec le passager-client s'inscrit sur un
registre fortement affectif.
Preuve que les temps ont changé, le recrutement des
hôtesses s'effectue dès 1996 selon une procédure particulièrement innovante :
les candidates sont sélectionnées par des commissions composées chacune d'un client, d'un journaliste (des témoins)
et de deux cadres de la compagnie. L'idée est de mettre un terme aux abus
d'hier, tels que le droit de cuissage et le copinage…
Jusque-là, les choses semblent bien se présenter.
Voyons maintenant les faits après la période examinée ?
Les
bonnes intentions
En 2006, une nouvelle stratégie appelée
« Marketing et Intelligence commerciales » est mise en œuvre. Elle est centrée
sur l'impératif de fidélisation et un réaménagement du fameux programme Safar Flyer : de nouvelles
mesures sont prises afin de « prendre
en charge le client abonné depuis la réservation jusqu'à l'atterrissage en
passant par toutes les étapes intermédiaires (enregistrement, embarquement,
service personnalisé, salons VIP...) ». (2) Il s'agit
toujours de gratifier les passagers les plus actifs d'un certain nombre
d'avantages en fonction de la distance parcourue. Mais le changement est censé
apporter une plus grande cohérence et l'engagement de toute la chaîne des prestations. Est abandonnée la conduite
centralisée des opérations, responsable des retards dans la remise des cartes
SF. Le nouveau système permet de décentraliser le traitement des points
capitalisés directement dans les agences RAM, au Maroc et en Europe.
Il y a peu,la RAM s'est s'engagée sur de nouvelles offres concernant
la franchise bagages et le service à bord (proposition de tablettes
électroniques pour le divertissement). Elle a décidé d’investir dans des
technologies de pointe afin de se conformer aux tendances en vogue (web
check-in, Kiosk check-in à l’aéroport, services Call-center)…
Il y a peu,
Toutes
ces mesures et actions
sont menées manifestement en faveur des clients. Mais elles seront vaines si le personnel navigant
et commercial (PNC) n’y
adhère pas et n’est pas entièrement impliqué. Qu’en est-il ?
Il convient ici de rappeler une
vérité élémentaire (3) : les employés sont une pièce maîtresse
dans le puzzle de la démarche marketing. Ils sont censés créer de la valeur
pour le client. S’ils ne sont pas satisfaits, c’est sur lui qu’ils
répercutent leur mécontentement.
En novembre dernier, 120 PNC ont fait l’objet
d’intimidations, de chantage
et de harcèlement dans le cadre du « Plan de départ
volontaire ». La compagnie, dans le cadre d'un projet de rationalisation d'envergure,
entreprend de se
débarrasser de ses employés navigants par le recours à des méthodes
contestables. Des menaces de grève enveniment la situation et
tendent à paralyser le plan de relance du transporteur. (4)
Les vols sont parfois maintenus, mais avec des hôtesses et des
stewards en moins. Bien entendu, le service s’en ressent et les passagers sont
les premiers à en être témoin.
Le plan en question prévoit à terme (2012-2013) le départ
de 1 560 employés.
De là, chacun s'attend à être convoqué et a l'impression d'être « assis dans un siège éjectable ».
Cette angoisse permanente annihile toute trace de motivation et se répercute
sur les contacts avec le client au sol comme en vol. Qui plus est, ces départs
portent préjudice à la sécurité dans les avions : en situation normale, les PNC secondent activement les
commandants de bord et gèrent les check-lists de sécurité. En situation
d’urgence, ils sont appelés à assister les passagers en cas de décompression et
à diriger une évacuation éventuelle. (5)
A présent, la RAM se
soucie particulièrement de sa compétitivité et cherche à tout prix à économiser
1 milliard de dirhams par an. Pour atteindre un tel objectif, des mesures
draconiennes sont prises : en plus du dégraissage des effectifs, réduction des
charges d’exploitation et réorganisation du réseau de vol. L'été dernier, la compagnie
a été
jusqu'à annuler les inscriptions à l’Ecole nationale des pilotes de ligne (gérée
par une de ses filiales) pour l’année 2011-2012. (6) Cette étrange mesure
est justifiée par la décision de réduire
la flotte à partir de l'année en cours. Pourquoi,
disent les dirigeants, continuer à former des pilotes si on n'est pas en mesure
de les employer ? Pourtant, l’acquisition de 14 nouveaux
appareils est programmée
à l’horizon 2015.
Certes, une entreprise est tenue de rationaliser
ses ressources humaines, ne saurait chouchouter le client au détriment de la
rentabilité. Le profit est un préalable
à l'action commerciale, constitue un indicateur de performance autant
que l'écoute du client. La RAM, à n'en pas douter, n'échappe pas à un tel
impératif (surtout que, depuis 2007, tous les avantages fiscaux qui lui étaient
accordés ont été supprimés). Mais, à l'inverse, on aurait tort de prendre
prétexte de la contrainte des charges d'exploitation pour tourner le dos à l'exigence
de satisfaction des voyageurs.
Le fond de la question est que la compagnie a
toujours connu des problèmes de gestion. Tout récemment, elle a été « dans le rouge » et s’est
résolue à envoyer un message alarmant à l’Etat actionnaire : sans une aide
rapide, elle « risque de ne pas se
relever » (dixit le PDG). Il
est question désormais d'un plan de sauvetage sous l'égide des pouvoirs publics…
Dans ce méli-mélo, que
dire de la contrainte commerciale, du jugement du « véritable patron »
de la RAM : le client ?
Le client est juge
C'est bien de redresser les finances d'une
entreprise et de rationaliser son organisation. Encore faut-il que le public cible ait
confiance et soit conquis ou reconquis. C’est là le grand défi de la RAM. Tout compte fait, quel est l’impact
des enquêtes répétitives réalisées à bord ? La grande surprise c'est lorsqu'en 2006 le transporteur a fait état d'une enquête de satisfaction qu'il
aurait réalisée
auprès d’un « très large échantillon ».
Selon les chiffres publiés, la satisfaction des clients a atteint 95 % ! 84 %
des clients sondées auraient qualifié l’image de la compagnie de « bonne » ou « d’excellente ». (7)
Au regard des opinions
exprimées régulièrement sur les réseaux sociaux, une telle appréciation
n’est-elle pas surprenante ? Sur les divers forums, en effet, les voyageurs mécontents
se sont emparés de la conversation, racontent les nombreuses péripéties et déceptions
durement ressenties dans leur relation avec le personnel de la RAM. Ils se
plaignent de son parc d'avions vieillissant, du manque
d'entretien et de l'état des sièges, des hôtesses qui « se prennent pour des stars », du manque de
communication et d’assistance lorsqu’un vol est retardé ou annulé. (8) Le
personnel ne sait pas s’y prendre dans les moments critiques où toute la
relation avec le passager peut se jouer. Considérons une scène courante :
l'avion qui était prévu à 12h subit un retard ; les passagers n'en sont
prévenus qu'une fois arrivés dans la salle d'embarquement. L'avion décolle
finalement à 21h30, mais aucune explication n'est présentée.
Il arrive que des avions restent immobilisés sur le tarmac faute de
pilotes (comme en juillet 2008). Les dirigeants se déclarent « surpris par un nombre anormalement important
d’absence de pilotes qui ne se sont pas présentés pour effectuer les vols pour
lesquels ils étaient programmés ». (9) Vous pouvez disposer
d'un billet en bonne et due forme et ne pas pouvoir prendre l'avion...
La libéralisation du transport aérien a généré une
offre excédentaire, surtout de la part des compagnies low-cost. Au cours
des sept dernières années, celles-ci sont à l’origine d’une baisse de tarifs de
l’ordre de 45 %. (10) D’aucuns constatent que les
concurrents Ryanair,
Air Arabia, EasyJet, Transavia et Jet4you offrent un service « au pire équivalent à celui de RAM ».
A l'aéroport, il n'est pas rare d'entendre des passagers excédés se
promettre de « ne plus jamais
voyager avec Royal Air Maroc ». Un guide de voyage
réputé le dit d'ailleurs clairement. (11)
Certes, au terme de 2010, la RAM a prévu une hausse du trafic de l’ordre de 13 % en 2011 et une
amélioration du chiffre d’affaires global de 8 %… (12) Il n’empêche,
en l’absence d’un revirement de fond, un retour de manivelle est
à craindre. N’est-il pas vrai que le client est
seul juge, qu’il finira toujours par avoir le dernier mot ?
C’est ici le point
majeur : les clients aujourd'hui sont mieux renseignés et plus exigeants ;
ils ont le choix et mettent
en parallèle les opérateurs en lice. Fait-on l'effort de lire/entendre
ce qu'ils disent au sujet de la compagnie ? C'est là où le bât blesse : les
dirigeants ne semblent pas se mettre résolument à l’écoute du marché. Ils reçoivent des quantités de résultats d'enquêtes (effectuées
machinalement à bord) mais qui s'en sert pour agir ?
Il est grand temps d'instaurer un processus d'interaction avec ceux qui
prennent/ont pris l'avion, un processus qui soit vecteur
d'image de marque. Le personnel doit adhérer
activement et de façon responsable aux
orientations de la compagnie, être pleinement conscient du poids décisif du
client.
Thami
BOUHMOUCH
Mars
2012
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(1) Notons au passage le slogan de United
Airlines : “le patron, c'est vous”.
(2) http://www.maghress.com/fr/lagazette/9442 Mars
2006
(3) Cf. L’article « Le premier client
marketing est à l'intérieur de l'entreprise » http://bouhmouch.blogspot.com/2011/09/le-premier-client-marketing-est.html
(4) Cf.
http://www.deplacementspros.com/Royal-Air-Maroc-veut-reconquerir-ses-clients_a11982.html
Novembre 2011
(5) Cf.
http://www.actuel.ma/Dossier/Plan_social_les_sacrifies_de_la_RAM/797.html
Novembre 2011
(6) Cf. http://www.maghrebemergent.com/entreprises/69-maroc/4594-royal-air-maroc-en-difficulte-renonce-a-former-des-pilotes.html Aout 2011
(7) Cf.
http://www.mre.ma/modules/news/article.php?storyid=161 Juin
2007
(8) http://www.yabiladi.com/articles/details/7341/regagner-confiance-clients-grand-defi.html Novembre 2011
(9) http://www.actualitedumaroc.com/news+article.storyid+1497.htm
Juillet 2008
(10) Cf. http://www.leconomiste.com/article/ram-benhima-enfin-devant-les-deputes 10/03/11
(12) Cf. L'économiste, op. cit.
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