Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale
Jamais
ou presque l’économique n’a porté sur l’impact de l’instance culturelle sur le
mécanisme d’exploitation internationale. Il n’est pas douteux que notre préjugé
quantitatif, qui nous conduit à magnifier les grandeurs mesurables, nous fasse
perdre de vue des aspects déterminants de l’objet étudié. (1)
A
la faveur des moyens audiovisuels, du cinéma, des messages publicitaires et autres
publications, un ensemble de significations pénètre l’esprit de l’individu et finit
par façonner le substrat socioculturel du milieu auquel il appartient. (2)
Depuis les années 1970, l’Occident n’a cessé de prôner la règle du libre flux d’information
– venant compléter celle de la libre circulation des marchandises et des capitaux.
Cette règle conduit en fait à un flux unilatéral, un écoulement à sens
unique : les pays riches élaborent les données, les modèles, les modes, les
jeux d’enfants, les programmes télévisés… puis les transmettent aux pays
pauvres ; il n’y a pratiquement pas de «réponse».
Mais
une prise de conscience du déséquilibre des courants d’information a commencé à
se faire jour. (3) La liberté des uns, se demande-t-on avec raison,
ne finit-elle pas là où commence celle des autres ? La règle du libre flux
ne fait-elle pas penser à l’adage du «renard libre dans le
poulailler libre» ? Le renard libre au
milieu de poules libres, en effet, ce n’est pas la liberté des poules mais bien
celle du renard. La liberté n’a pas de sens lorsque le plus fort impose sa
liberté au plus faible. « Car si tous sont égaux devant la doctrine,
l’existence des grands déséquilibres fondamentaux et la réalité des rapports
de force entre les nations font que les uns sont plus libres que les
autres». (4)
La
conception d’un ordre économique mondial passe par la compréhension et une
adhésion profonde à ses implications. Or, comment prendre une mesure juste des
choses alors que les flux de produits culturels sont contrôlés par des
instances qui, par ce biais, tendent à renforcer les relations de dépendance ?
Tous les vecteurs d’influence visent (implicitement) à convaincre les peuples
extra-occidentaux de leur infortune et leur indigence sui generis. Si ces
peuples, selon le mot de Carfantan & Condamines, «veulent se faire
entendre, il faut qu’ils […] exécutent la chanson dominante,
c’est-à-dire la notre. S’ils veulent parler, ils doivent le faire dans notre langue
et avec notre bouche ; s’ils veulent s’entendre, ils doivent le faire avec
nos oreilles…». (5)
La
sensibilité de l’homme dominé ne cesse de s’ouvrir aux modèles et système de
référence des nations parvenues. Une guerre psychologique méthodique est
déclarée aux valeurs et spécificités du groupe subjugué, une guerre conduisant à
présenter les idéaux occidentaux comme étant la seule manière de se réaliser
digne de considération. Faut-il que les nations du Sud se cramponnent à l’idée
que leur salut passe par une dépendance perpétuelle à l’égard des instances
extérieures ? Ces nations «sont précisément celles qui n’ont pas su trouver
en elles-mêmes les ressources sociales nécessaires pour réagir avec
dynamisme et de façon constructive au défi que leur a imposé l’Occident». (6)
Le conditionnement culturel, en engendrant à la longue une atténuation de
l’esprit combatif et créateur, affermit les liens de subordination.
Une
nation qui assiste à son ethnocide, qui se laisse enfermer dans des catégories
imposées de l’extérieur est une nation dominée culturellement – et partant
politiquement, socialement, économiquement. L’homme social, l’homme politique,
le sujet économique agissent tels qu’ils sont conditionnés par l’ordre culturel…
Mais ce n’est pas à dire pour cela qu’il faille organiser le raisonnement en
termes de causalité simple. Car la tutelle culturelle émane des
conditions économiques et politiques et agit sur leur évolution. Il y a action
et réaction de toutes les instances du comportement humain.
Les
produits culturels qui se propagent procèdent ainsi largement d’une vaste
entreprise de persuasion. C’est que l’ère actuelle est une ère d’asservissement
collectif déguisé. Les droits de l’homme sont proclamés, mais des peuples sont
mystifiés, des cultures sont abaissées, désarticulées. Il est clair que le
principe de la libre circulation des produits culturels a été avili par les
pays nantis, tant ils en ont usé à des fins de domination. Instrument
privilégié de pénétration économique, les multinationales jouent un rôle majeur
dans le processus de domestication des peuples. Aujourd’hui, elles remplissent
en quelque sorte la fonction qui incombait jadis aux forces coloniales. Elles
dominent les circuits de communication de masse, répandent dans le monde des
modes d’organisation, de production et de consommation, en véhiculant ipso
facto quantité de références culturelles.
L’approche
conventionnelle de la domination est imbue de préjugés économicistes.
Elle ne dit pas l’emprise quasi totalitaire qu’exercent les significations
latentes de la marchandise à l’encontre de l’homme dominé. Le phénomène
d’universalisation peut être regardé a priori comme la manifestation
d’un avancement inexorable vers plus de bien-être, mais à son point ultime,
c’est un mouvement subtil de neutralisation du potentiel créateur des cultures.
L’ouverture
dissymétrique des pays s’accompagne d’un processus de transformation des habitudes
de consommation, introduisant une sorte «d’expatriation» psychoculturelle. Le
dirigisme culturel à l’échelle mondiale tend à cantonner l’homme soumis dans
la fonction de client. Aujourd’hui, les nations transculturées voient la
technique, l’organisation du travail, les biens de consommation et donc
finalement le type de société dépendre d’un système de production situé
au-dehors.
La
division internationale du travail masque un jeu de domination culturelle,
c'est-à-dire un clivage consenti entre les pays qui «savent» et les pays qui
«ne savent pas». Au surplus, les actions d’information-propagande et l’effet de
démonstration font naître des désirs d’une manière artificielle et
inconséquente. L’impérialisme culturel investit les peuples à leur insu ;
il leur transmet des désirs qu’ils sont souvent incapables de satisfaire par
leur propre travail.
C’est
dire que l’effet de démonstration – procédant de l’adoption de formes
culturelles extrinsèques – ruine l’équilibre entre besoins et ressources. Il se
traduit par une discordance entre les produits convoités et les structures des
besoins solvables des pays mystifiés. L’optimum dans le développement consiste
à déterminer des priorités dans les besoins. Le bien-être ne consiste
pas à importer à tous crins les colifichets, à exhiber ses tours démesurées…
L’effort de production doit satisfaire les besoins élémentaires de la masse,
mettre les produits à la portée des revenus moyens, «les autres articles
doivent faire eux-mêmes la preuve de leur utilité». (7)
Le
discours économique à mon sens est voué à rendre compte des spécificités sur
lesquelles se fondent les quêtes d’identité. Certes, la diffusion à l’échelle
mondiale d’images et de significations n’a pas à être interprétée invariablement
en termes d’impérialisme culturel. Que certaines formes de logique transmises
de l’extérieur puissent être porteuses d’avenir, qui peut le nier ?
Le fait demeure que le principe du libre flux comme la notion d’interdépendance
tendent à masquer la structure inégalitaire, à taire l’existence de
rapports de force dans l’aménagement du monde.
Les
rythmes actuels du progrès technique sont tels qu’il n’est guère facile de se
faire une idée du système mondial de communication dans les prochaines
décennies. Pour autant, il est impératif de s’interroger sur les finalités
d’une telle évolution, sur le poids croissant des flux de biens culturels dans
l’avenir des relations internationales. Vu l’utilisation accrue des ordinateurs
et smartphones, de la télématique et des satellites de communication, le
problème du dirigisme culturel se posera avec plus d’acuité. M. Elmandjra écrit : «la notion de souveraineté intervient au niveau de
la maitrise sociale et de l’intégration culturelle d’un progrès qui doit
être assumé et entretenu, non pas unilatéralement subi sous la
pression et le martellement d’autres souverainetés» (8) Il est impératif
de créer chez les agents impliqués une attitude active et critique face
aux codes transmis, de pouvoir refaçonner ceux-ci à son propre usage. En somme, il faut être en mesure de «s’impliquer
dans les processus actifs par lesquels les cultures se font, se défont, se
redéfinissent et s’enrichissent». (9) C’est là le véritable
défi.
Thami
BOUHMOUCH
Mars
2017
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(1) Cf. papier
précédent : Economie et culture : le rapport dialectique https://bouhmouch.blogspot.com/2016/06/economie-et-culture-le-rapport.html
(2) Cf. papier précédent : Les
vecteurs clés du dirigisme culturel https://bouhmouch.blogspot.com/2017/01/les-vecteurs-cles-du-dirigisme-culturel.html
(3) Au sein de l’UNESCO, dans les années 80, une
lutte active était menée contre l’hégémonie culturelle et pour la création d’un
«nouvel ordre informationnel». D’où le chantage exercé par les Etats-Unis, puis
la décision de rompre avec cette organisation.
(4) Armand & Michèle Mattelart, Penser les
médias, La découverte 1986, p. 214. Je souligne.
(5) J. Y. Carfantan & C. Condamines, Qui a peur du
Tiers-Monde ? Rapports Nord-Sud : les faits, Seuil 1980, p. 157.
(6) Carlos Rangel, L’Occident et le Tiers-monde,
éd. Robert Laffont 1982, p. 70. Je souligne.
(7) J. K. Galbraith, Les conditions actuelles du
développement économique, Denoël 1962, p. 61.
(8) Mahdi Elmandjra, Nord/Sud, prélude à l’ère
poscoloniale, éd. Toubkal 1992, p. 56. Je souligne.
(9) Yudhishthir Raj Isar, Les enjeux
d’une décennie de développement culturel à l’échelle planétaire, Après-demain
n°322, mars 1990, p. 31. Je souligne.
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