Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale
La
diffusion de messages idéologiques et de biens culturels à l’échelle mondiale va
de pair avec la transmission d’attitudes, de réflexes, d’habitudes de
consommation qui s’inscrivent dans la psyché des individus et guident leur
conduite. Une sorte de culture marchande met les sociétés du Sud au service des
intérêts des firmes transnationales…
Les
nations privilégiées, on le sait, laissent paraître une propension de plus en
plus affirmée à créer des désirs solvables, dont la nécessité et l’intérêt sont
douteux. La tendance semble être la primauté de «l’avoir», l’acquisition de
choses, le culte de la consommation pour elle-même… Les moyens de production et
de commercialisation sont orientés pour susciter des achats multiformes, submerger
l’individu de biens et services – parfois sans référence à des besoins réellement
exprimés. Dans un tel contexte, le système productif «détruit l’équilibre
entre l’homme et la nature, la consommation et la conservation, les aspirations
individuelles et les besoins sociaux». (1) D’aucuns, par cela
même, affirment qu’il est «moralement destructeur».
Cependant,
critiquer la société dite de consommation n’est pas le propos ici. L’essentiel est
d’approcher de la nature profonde des pays propagateurs, de tenter de saisir la
portée des modèles et codes transmis. Alors que dans l’ordre social
précolonial chaque ensemble culturel pouvait se reconnaître à son propre style
de consommation, l’extension de l’Occident tend à répandre une manière de vivre
pour ainsi dire unique et immanquablement définie par l’instance dominante. «Dans
les cinq continents, […] on boit du coca-cola, on consomme des conserves
de même marque et des programmes de télé vantant les mêmes gadgets, on vit dans
les alvéoles du même béton monotone». (2)
Partout,
les grandes firmes poussent à l’instauration d’un espace culturel de type occidental.
Un modèle de consommation prend forme et se répand, un modèle qui met en jeu l’outil
marketing et les procédés publicitaires, qui implique l’acquisition convoitée de
micro-ordinateurs, smartphones, tablettes, consoles et autres hoverbords. C’est
ainsi que des sphères médiatico-culturelles sont mises en place et consolidées
au service de l’économie marchande. (3)
Il
faut dire que, depuis la fin des années 1960, la concurrence prend des
proportions considérables et la quête du consommateur devient fiévreuse. La
technologie se met dès lors à produire des consommateurs. L’idée est
d’intensifier les efforts de vente afin d’élever (ou de maintenir) le rythme de
la consommation. Les campagnes publicitaires et les messages sont de plus en
plus percutants, de plus en plus tenaces. La diffusion massive de récepteurs de
télévision, d’ordinateurs personnels, de téléphones portables crée de nouveaux
espaces de consommation. Des effets spéciaux variés interceptent l’attention,
canalisent les désirs, captivent les masses perméables. Un amas d’annonces
commerciales projette une culture dans laquelle tout est à vendre.
Toute
la technologie de persuasion est mobilisée sur un marché mondial que se partagent
quelques firmes dans des secteurs divers : téléphonie, multimédia, produits
d’usage domestique, boissons gazeuses, automobile… L’industrie culturelle américaine,
étroitement liée aux intérêts des marchands, apparaît comme une activité
particulièrement dynamique. Mais derrière les succès commerciaux et les profits
à court terme, un bouleversement à la fois écologique et socioculturel se
dessine à l’horizon. Une surconsommation destructrice se propage. Les
conséquences sont manifestes : gâchis de ressources, augmentation intense de
ventes de voitures et de carburant, déchets industriels nocifs, détérioration
de la couche d’ozone…
Le
dirigisme culturel et la perte de l’identité, notons-le, aboutissent à un
déracinement global ; ils exposent l’individu aux pressions du
totalitarisme économique et à des habitudes de consommation ravageuses. Dans le
sens Nord-Sud, les influences économico-culturelles s’étendent jusque dans les moindres
détails de la vie quotidienne. L’homme subjugué est convaincu que tout produit
venant des pays du Nord est immanquablement bon, beau et fiable. Cette
conviction, même si elle n’est pas exprimée formellement, est intériorisée
et commande ses attitudes et ses choix. Au Maroc, par exemple, l’appellation
«Paris» ou tout autre nom italien portés sur les articles de confection donnent
confiance et assurent les ventes…
Il
n’y a pas lieu de nier l’avance technique considérable des nations
industrielles et par là-même la supériorité de leurs produits, ni de prôner une
action d’isolement commercial. Le fait majeur est ceci : les produits que
les nations du Sud entendent importer ou même fabriquer par imitation, relèvent
d’un savoir technologique resté principalement localisé dans les anciennes
métropoles.
La
menace contre l’indépendance des nations se précise non seulement par les
mécanismes d’exploitation internationale (échange inégal, investissements
externes, endettement, etc.), mais aussi par le processus subtil de persuasion
idéologique. L’espace sous-développé est soumis à un ensemble d’actions de modelage
et de manipulation. Les divers vecteurs d’influence culturelle (4) créent
dans la masse une sorte d’obsession de l’occidentalisme et favorisent au
bout du compte l’importation des «tout faits culturels» (F. Perroux). Les
populations du Sud sont inexorablement gagnées par des désirs exogènes, souvent
inadéquats…
Prendre
pour référentiel des nations nanties ayant abandonné «les valeurs austères
qui avaient présidé à leur propre développement, empêche les pays neufs de
forger à leur tour une mystique de développement […] mettant l’accent
sur la production au détriment de la consommation». (5) Ces pays
sont ainsi entrainés à réaliser des désirs immédiats que l’Europe avait dû
pendant longtemps différer. A l’encontre du bon sens, ils acquièrent «de
nouvelles habitudes de consommation bien avant d’avoir
développé en proportion leurs ressources productives». (6)
En d’autres termes, ils sont engagés à dédaigner leur propre système de
référence culturel bien avant d’avoir la possibilité et les moyens intrinsèques
de l’améliorer ou de le remplacer.
De
cela il résulte que «plus l’expectative devient urgente, moins on est enclin
à prendre les détours nécessaires pour fonder l’innovation scientifique
dans les profonds enracinements conceptuels qui l’avaient fécondée en Occident».
(7) L’effet de démonstration au surplus conduit à un accroissement
de la demande de produits importés. L’illogisme d’une telle situation saute aux
yeux : les devises disponibles en quantité limitée sont consacrées à
l’importation de biens qui en règle générale ne sont pas primordiaux. Le
Japonais d’hier n’était pas sans cesse sollicité par des modèles de
consommation exogènes, incité par les médias à satisfaire des désirs factices.
Après
tout, dira-t-on, «aucun pays n’est contraint d’acheter et de boire du
coca-cola ou d’en montrer les images» (8), mais l’objection est
un peu facile, car la pression de la prépondérance culturelle s’exerce dans un
contexte international profondément inégalitaire… Dans un sens, il est pour
ainsi dire naturel que l’Occident veuille propager ses stéréotypes et ses produits ;
mais s’il avait en face des interlocuteurs clairvoyants, il est certain qu’il
tiendrait compte de leur «droit de regard». Nous avons en mémoire les
ravages qu’a provoqués naguère l’introduction du lait artificiel en Afrique…
Thami
BOUHMOUCH
Février
2017
_______________________________________
(1) Georges Gilder, Richesse et pauvreté, éd. Albin
Michel 1981, p. 21. L’auteur évoque ici une critique courante
de la vie américaine.
(2) Jean Chesneaux, Du passé faisons table
rase ?, Maspero 1976, p. 105.
(3) Cf. Herbert Schiller, La culture au
service des marchands, Le Monde diplomatique, oct. 1992.
(4) Cf.
article précédent : Les vecteurs clés du dirigisme culturel https://bouhmouch.blogspot.com/2017/01/les-vecteurs-cles-du-dirigisme-culturel.html
(5) Albert Meister, in Les cahiers français, Le
Tiers-monde face à lui-même, novembre 1974, p. 7.
(6) Tibor Mende, cité par Paul Bairoch, Le Tiers-monde
dans l’impasse,
Gallimard 1971, p. 303.
(7) Charles Morazé et Derek de Solla Price, Les
obstacles à l’égalité scientifique, in Ch. Morazé (ouvrage collectif) La science et
les facteurs de l’inégalité, Unesco 1979, p. 253.
Je souligne.
(8) William Loehr, John P. Powelson, Les pièges du
nouvel ordre économique international, Economia 1984, p. 193.
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