Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale
On
peut dire, à première vue, que grâce aux progrès des transports, les hommes de
tous les continents peuvent davantage se rencontrer et communiquer ; ils font
connaissance les uns des autres par les voyages… On s’aperçoit toutefois qu’en
matière d’invasion culturelle, le tourisme constitue l’un des moyens les plus agissants
de transmission de modèles et de significations.
La
portée tangible du tourisme Nord-Sud est due en partie au fait qu’il est en
même temps et au même endroit production et consommation : il transmet en
la matière simultanément les modes de production et de consommation du pays émetteur.
Comme il se consomme en public, ses effets marchands et voyants ont un impact
considérable. Les modèles de consommation transmis – par la présence même des vacanciers
– «sont doublement négatifs : d’une part, parce qu’ils sont dans
une certaine mesure intégrateurs et destructeurs d’identités locales et
nationales ; d’autre part, parce qu’ils donnent une image partielle et
déformée des pays industrialisés eux-mêmes, de certaines couches sociales, de
certains comportements et surtout de certains moments seulement de la vie des
gens de ces pays». (1)
Produisant
ainsi une perspective illusoire et des images mystifiantes, le tourisme exerce une
influence démobilisatrice sur des populations qui ne perçoivent que le
spectacle de farniente et de vie fastueuse. D’où cette appréciation lapidaire :
«la déambulation des touristes, c’est la propagande anti-développement» (2)
A
bien des égards, le tourisme pratiqué dans les pays du Sud sert les intérêts
des centres émetteurs : outre les gros profits réalisés par les entreprises et
groupes externes déjà bien établis dans ce secteur, il permet d’asseoir la position
de divers intervenants et auxiliaires locaux. Comme le note Abderrahmane,
il «contribue à créer des catégories sociales dont la raison d’être réside
dans le rôle parasitaire joué par ses membres en tant qu’intermédiaires
et marchands de services» (3)
Ce
secteur en effet donne naissance et entretient une série de petits métiers et
conduites voués pleinement au vacancier étranger. Grâce aux pourboires ou de
véritables petites escroqueries, d’innombrables guides (autorisés ou
improvisés), vendeurs à la sauvette, porteurs et serveurs sont souvent mieux
rémunérés que les salariés des autres secteurs. Qui plus est, on assiste à «l’essor
de couches bourgeoises tournées économiquement et culturellement vers l’extérieur
et dont les nouveaux capitaux alimentent davantage les spéculations foncières
et immobilières et les fuites de devises que le développement des moyens de
production nationaux». (4)
Les
systèmes de formation ont en vue d’endoctriner le personnel local (le fameux «esprit
de corps»), afin de l’engager à identifier ses intérêts à ceux des chaînes
hôtelières d’appartenance, de l’intégrer dans l’univers économique et culturel
des pays émetteurs. Les emplois clés sont d’ailleurs couramment attribués à des
expatriés – ce qui renforce le complexe d’infériorité et la subordination.
Le
tourisme dans ces conditions se révèle donc une activité sociologiquement et
moralement polluante. Quelles que soient les précautions prises et la
prudence affichée, aucun pays hôte n’est à l’abri de ses retombées culturelles
négatives. Les emplois touristiques exigent la connaissance de la langue, des
manières de vivre et des références culturelles du visiteur étranger. Ce
faisant, ils reproduisent sous une forme bien visible la sujétion et la structure
inégalitaire caractérisant les rapports Nord-Sud. L’afflux de vacanciers tend à
coup sûr à perturber certains équilibres, à susciter un mimétisme ravageur et à
entrainer pour ainsi dire l’ensemble de la nation à se faire servante
du vacancier. C’est bel et bien la tendance par exemple au Maroc…
Est-il
question en l’occurrence de promouvoir des échanges culturels, d’enrichir la
sensibilité du touriste, de lui montrer la réalité socioculturelle sous un
angle autre que celui de l’exotisme ? L’hôtellerie internationale est
l’émissaire de quel «développement», pourrait générer quel progrès matériel ?…
A ces préoccupations, il importe que l’économiste puisse apporter quelques
éléments de réponse.
Toutes
les activités locales liées au tourisme, comme la conception des moyens de
production et des produits, sont intégrées dans les logiques économique et
culturelle des chaînes hôtelières et tour-opérateurs. Les
installations touristiques sont organisées et regardées comme de véritables
bases étrangères (interdites de fait à la population locale). (5)
Les costumes folkloriques, les échoppes de «produits du pays» et les quelques
concessions à l’architecture locale ne changent rien au problème.
La
culture même des pays hôtes devient un objet de consommation : l’Africain
vend son tam-tam, le Marocain sa fantasia, l’Argentin son tango, etc. C’est au vacancier
occidental qu’il faut appliquer cette réflexion de Freire au sujet de
l’oppresseur : sa conscience «tend à transformer toutes choses autour
d’elle en un objet de sa domination. La terre, les biens, la production, les
créations de l’homme, les hommes eux-mêmes, le temps – tout se réduit au statut
d’objet à sa disposition». (6) Traditions, environnement et population,
tout en effet est appelé à répondre à l’attente du visiteur étranger telle
qu’elle a été façonnée par les tour-opérateurs : à son usage, les hommes sont transformés en domestiques
ou/et amuseurs inlassables, l’artisanat en objets de pacotille. C’est au pays hôte
tout entier qu’on demande de s’adapter aux critères marchands et culturels du
pays émetteur.
C’est
ici le point majeur. Dans les pays d’accueil, le champ socioculturel est
appréhendé, arrangé et géré dans la logique générale de l’exploitation du sous-développement.
Une telle situation va sans conteste à l’encontre de la dimension dynamique,
créative, participative qui devrait caractériser tout processus de changement
endogène réel.
L’industrie
touristique, considérée comme une des seules activités pour lesquelles les pays
du Sud posséderaient un «avantage comparatif», s’inscrit somme toute dans une
nouvelle forme d’échange inégal… Il faut bien se rendre compte que l’essor
touristique exige un développement parallèle de l’ensemble de l’économie :
quelle signification les installations hôtelières, ces oasis d’opulence insolente,
peuvent-elles avoir lorsqu’elles côtoient la mendicité et les privations ?
En
règle générale, l’intégration de l’activité touristique au reste de l’économie
du pays hôte est insignifiante (mis à part le bâtiment et l’artisanat) et ses
effets induits sont modestes. Considéré pendant longtemps comme une source de
devises et un moyen de création d’emplois, le tourisme international offre des
avantages économiques incertains. D’abord, il coûte très cher en efforts
humains, en capitaux et en devises (les importations induites sont nombreuses
et onéreuses). Ensuite, les travaux d’infrastructure sont en grande partie pris
en charge par des firmes étrangères… On s’aperçoit ainsi que le tourisme ne
saurait être développé et valorisé pour lui-même, en prenant le
moyen pour la fin.
Thami
BOUHMOUCH
Février
2017
_______________________________________
(1) François Ascher, Tourisme,
sociétés transnationales et identités culturelles, Unesco 1984, pp. 14-15.
(2) J. Bugnicourt, cité
par F. Ascher, ibid, p. 22.
(3) Awatef
Abderrahmane, Qadaya attaba’iya al-i’lamiya wa taqafia fil al-alam attalit,
Alam al-ma’rifa 1984, p. 53. Je traduis et souligne.
(4) F. Arscher, op.
cit., p. 14.
(5) Certaines
opérations, comme celle de Perto Vallarta au Mexique, s’avèrent de véritables
processus de colonisation.
(6) Paulo Freire,
Pedagogy of the oppressed, Sheed & Ward edit, London, 1979, p. 44. Je traduis.
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