Série :
Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale
Les
ex-métropoles ne pourraient exercer leur pouvoir sur les peuples déshérités si
elles ne sont pas à même de régir les vecteurs clés de la
satellisation culturelle. La France, en particulier, maintient son rayonnement grâce
à des institutions implantées partout à l’étranger, dont de nombreux lycées et centres
culturels. (1) Outre l’action efficiente de tels organismes, des
modèles de pensée sont propagés par le biais des livres, de la télévision, du
cinéma, des illustrés et de la publicité.
Produit
commercial, le livre est par excellence un produit culturel : c’est
un instrument de défense d’une langue et d’un système de valeurs. L’enjeu
économique et la promotion d’une culture sont en fait liés. Le livre exporté
engage l’avenir intellectuel du pays concerné et son influence dans le monde. Il
n’est que de voir la situation malaisée dans laquelle se trouve le livre
français face à la compétition internationale. Comme, vraisemblablement, il y a
de moins en moins d’individus dans le monde qui savent lire en français, la
part des exportations dans le chiffre d’affaires des éditeurs français est
relativement faible et le marché de la francophonie tend à rétrécir.
Les
difficultés de l’édition française sont liées directement à celles de la
politique de l’Etat en matière de diffusion de la culture à l'étranger. Sept
ministères se partagent actuellement les responsabilités de la diffusion du
livre français à l'étranger. Cette dispersion est due justement au fait que le
livre est perçu à la fois comme un bien de consommation, soumis à des
impératifs commerciaux et un objet culturel, soumis aux choix d'une politique
de pénétration culturelle. (2) On sait que la France, dans bien des
pays et depuis longtemps, met son énergie à soutenir la promotion de ses livres
et à consolider sa culture.
Le
cinéma
et la télévision, à n’en pas douter, exercent une influence tangible
sur les esprits. Dans les pays du Sud, les salles de cinéma projettent pour
ainsi dire exclusivement des films étrangers vantant les manières d’être et les
modèles de consommation exogènes. De plus, ces pays importent leurs programmes de
télévision en s’adressant précisément à ceux qui contrôlent les principales
agences de presse. En Afrique, est surprenante la course internationale à la
diffusion d’émissions télévisées. Le but manifestement n’étant pas le profit
direct, le jeu s’avère politico-idéologique. Lorsqu’une chaîne de télévision diffuse
une émission étrangère, son acte est double : elle importe un service – une
opération enregistrée dans la balance commerciale – tout en contribuant le plus
souvent à propager des valeurs et types de conduite – ce qui n’est comptabilisé
nulle part.
Non
seulement les images diffusées à répétition ne correspondent pas aux problèmes
réels et codes culturels des pays receveurs, mais leur influence tacite à long
terme est très forte. Face aux grandes manœuvres dans le champ des
communications, ni les ancrages socioculturels, ni l’idéal religieux ne
semblent faire le poids.
D’aucuns
diront qu’à l’heure de la communication planétaire, la domestication culturelle
ne peut être combattue par des interdictions. Ils diront également qu’il n’y a
pas meilleur rempart que la connaissance claire que le sujet a de son existence
réelle et sa faculté de saisir les limites des messages reçus. Pour autant, il ne
convient pas de craindre que les valeurs et aspirations soient régentées (dans
certaines limites). Le danger n’est pas d’exercer des contraintes si le but est
de contenir la violence symbolique, de tempérer le déterminisme des sujétions
passées. Le danger est de laisser l’esprit sans défense face au totalitarisme
culturel. Une volonté politique est nécessaire pour écarter le risque, qui est
loin d’être théorique, de la désarticulation culturelle.
Invoquer
le principe de la liberté individuelle ne saurait écarter ce point
majeur : «L’apprentissage de la liberté suppose la possession de
principes culturels communs. Le goût de la liberté ne nait pas de rien. Il
existe certaines valeurs qui le fondent». (3) Et
l’on peut s’interroger : quel poids pourrait avoir aujourd’hui une nation
qui ne maitriserait pas la production de ses images ?
Autre
question : la transmission de programmes de télévision importés – vu la
nature véritable des rapports internationaux – peut-elle contribuer au
rapprochement entre les peuples ? Les raisons ne manquent pas pour
justifier le scepticisme à cet égard. Il n’est que de voir les quotas imposés
en France au service public de télévision et étendus aux chaines
commerciales : « 60 % des œuvres diffusées sur l’antenne doivent être d’origine
européenne et 40 % des œuvres doivent être d’expression originale
française ». (4) Il
est significatif que les Etats-Unis aient voté contre la résolution adoptée par
l’ONU en 1982, prévoyant la nécessité d’obtenir des Etats récepteurs
l’autorisation d’effectuer la diffusion télévisée par satellites. (5) Face
aux pressions américaines en matière audiovisuelle, l’Europe se dote des moyens
nécessaires à une politique ambitieuse de la culture.
Qu’en
est-il des dessins animés et des périodiques illustrés ? Les animations
venues d’ailleurs peuvent se révéler un instrument redoutable d’appauvrissement
intellectuel. Diffusées dans des sociétés végétatives, elles étalent en les
grossissant la supériorité des pays industriels et les moyens dont ils
disposent. Le flot d’images captivantes fait croire que tel personnage
surhumain est un modèle auquel il faut aspirer. Il est clair que de telles
images, loin d’enrichir les enfants, les éloignent du réel et du
rationnel ; elles occasionnent insidieusement un ébranlement de leur
personnalité, dans la mesure où ils vivent aux antipodes de l’idéal suggéré. Un
discours qui glorifie le modèle exogène prépare le sujet économique de demain,
dès son enfance, à accepter la livrée qui lui a été faite.
Les
périodiques illustrés ne sont pas non plus conçus en fonction de la moralité et
de la sensibilité propres aux sociétés en question. Sans doute n’ont-ils pas à
respecter l’ordre socioculturel des pays pour lesquels ils n’ont pas été élaborés
au départ, mais le fait est là : le plaisir pris par l’enfant à suivre les
aventures illustrées tend à le rendre perméable au message sous-jacent. Si le
sauvage, le Mal, le faible sont toujours représentés par un Noir, un Oriental
ou un Indien, le héros est immanquablement blanc, athlétique et prééminent. La
représentation des «indigènes» comme des sous-hommes fait à coup sûr une impression
profonde et durable sur le jeune lecteur. Celui-ci devient à son insu un
réceptacle de l’idéologie dominante et de tous les stéréotypes développés.
Sachant
qu’il y a toujours identification avec le vainqueur, force est de bien
réfléchir sur l’impact des animations et des illustrés. Une réflexion de Pourprix
mérite mention : «On aurait tort de se laisser abuser par l’aspect
enfantin et sans prétention de ces produits culturels… [Le lecteur] ne
fait le plus souvent qu’en retirer [du message transmis] ce que l’on pourrait
appeler un climat idéologique, une idée générale à propos du mode de vie et de
l’organisation sociale, qui ne peut qu’influer sur ses attitudes
futures». (6) L’homme dominé assimile ainsi petit à petit
les préjugés et les mythes venus d’Occident. Il est révélateur de voir qu’à
chaque fois qu’un groupe non occidental est mis en scène, le progrès social/technique
est porté et parfois imposé par l’homme blanc – qui apparaît comme un être
providentiel pour montrer la voie à suivre. N’est-ce pas là le soubassement
idéologique de la structure inégalitaire actuelle que le lecteur est conduit à
intégrer ?
Livres,
télévision, cinéma, dessins animés, illustrés ne sont pas seuls en cause.
Orchestrée par les grandes firmes, la publicité travaille à conditionner
les masses subjuguées pour faire naître des besoins donnés. Les biens standardisés
tendent à être les mêmes de Bombey à Lima, de Riad à Abidjan.
L’action
publicitaire, plaquée de l’extérieur, se charge d’exalter les biens importés,
de leur attribuer des qualités subjectives. On notera que «cette action
tend souvent à dénigrer les coutumes locales, par exemple à pousser des mères
de famille à donner à leurs enfants des aliments artificiels plutôt que de les
nourrir au sein, ou encore à préconiser des méthodes agricoles fondées sur
l’emploi intensif d’engrais et de pesticides, de préférence aux méthodes
traditionnelles utilisant une nombreuse main-d’œuvre». (7)
Il
découle des actions d’information-propagande une sorte de culture commerciale
qui met les sociétés du Sud au service des intérêts des marques dominantes. Auprès
des multitudes perméables, la publicité aboutit en effet à faire naître des
désirs dont le caractère inadéquat et parfois grotesque fait peser de lourds
soupçons sur les intentions des marques concernées. L'entreprise de persuasion
se révèle préjudiciable lorsqu’elle suggère comme un but des habitudes de
consommation exogènes, sans souci de leur signification dans la perspective
d’une émancipation réelle.
Aux
divers vecteurs qui assurent la prépondérance culturelle, on peut ajouter l’effet
exercé par l’activité touristique : c’est l’objet du prochain papier.
Thami
BOUHMOUCH
Janvier
2017
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(1) «Le réseau d’enseignement français à l'étranger rassemble
495 établissements scolaires, implantés dans 137 pays, scolarisant 342.000
élèves dont 60 %
sont étrangers et 40 % sont français». Source : http://www.aefe.fr/reseau-scolaire-mondial/les-etablissements-denseignement-francais
(2) Voir sur ce point : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1985-02-0144-005
(3) Nicolas Tenzer (sous la direc.), Un projet
éducatif pour la France, PUF 1989, p. 30. Je souligne.
(4) Cf. Les quotas audiovisuels : mettre en valeur les œuvres
françaises et européennes http://clesdelaudiovisuel.fr/Connaitre/Les-programmes-audiovisuels/Les-quotas-audiovisuels-mettre-en-valeur-les-aeuvres-francaises-et-europeennes
(5) Cf. Y.
Kachlev, Le boom informationnel, La vie internationale n°12, déc. 1984,
p. 82.
(6) Bernard Pourprix, Lecture politique de Mickey,
cité par Michel Pierre, La bande dessinée, Librairie Larousse 1976, p.
34. Je souligne.
(7) C. Fred Bergsten, T. Horst, T.H. Moran,
Les multinationales aujourd’hui, Economica 1983, pp. 408-409.
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