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25 octobre 2016

L’EMPRISE CULTURELLE COMME CONDITION DE LA DOMINATION ECONOMIQUE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique

Et pour nous dépouiller plus facilement
Plus tranquillement
Il ne met plus la chaîne à nos pieds
Mais à la racine de notre tête… 
Nazim Hikmet


Il existe sans conteste une relation dialectique entre les impératifs économiques de l’expansion occidentale et l’hypothèque culturelle, le refus du dialogue des civilisations. Le modelage culturel constitue somme toute la dimension superstructurelle de l’exploi-tation économique. Ce sont deux aspects concomitants d’un même processus.

La domination coloniale s’exerce par le travail forcé, par la contrainte policière et militaire ; mais elle s’effectue aussi par la tutelle culturelle, par l’emprise sur les consciences. La civilisation industrielle fait régner à travers le monde, par la violence, un système d’organisation de la production à la fois matérielle et symbolique.
Pendant que l’économie de subsistance était démantelée, que l’artisanat dépérissait, quelque chose de beaucoup plus grave se produisait sur le plan culturel : le dédain des particularismes, les blocages à l’instruction, la dépréciation et la mystification de l’homme. Tout, de l’économie à la politique, de la morale à la religion, de la langue à l’instruction, était modelé selon les exigences de l’occupant. La volonté de promouvoir les sociétés dominantes avait pour effet premier de vider les régions dominées d’une partie de leur substance – et cela dans les deux sens du terme : matériel et socioculturel.
Il s’avère donc que dans toute colonisation trois formes de violence se combinent : celle des instruments de coercition, celle de l’exploitation économique, celle des significations imposées. Si la conquête politique visait la substitution aux structures préexistantes d’un appareil politico-administratif moderne propre à la servir et la consolider, si la conquête économique avait en vue de faire main basse sur les ressources et jeter les fondements matériels de la structure inégalitaire, la conquête culturelle en était bien le complément obligé. Elle tendait à dénaturer les systèmes d’organisation sociale, à faire accepter par la force des codes culturels exogènes, à former des supports locaux et les destiner à soutenir le dominateur et prendre son parti.
Sous ce rapport, l’action culturelle coloniale visait invariablement deux buts complémentaires : d’une part, sevrer le pays conquis de son histoire, de ses attaches culturelles ; d’autre part, le détourner de son présent en l’intégrant matériellement et moralement à l’instance dominante, en lui imposant son système de valeurs, en le mettant à sa remorque.

L’hypothèque morale et l’hypothèque économique fonctionnent ainsi de concert. Vouloir établir un ordre de priorité entre le culturel et l’économique en ce qui concerne le processus impérialiste est trompeur autant qu’infructueux. Ces deux instances procédaient toutes deux d’un style de pensée et de conduite qui les liait et les modelait, une manière relativement uniforme d’asseoir les rapports inégaux.
Bien plus, les faits historiques donnent à penser que si l’action et l’influence culturelles dérivent de la puissance matérielle, elles la renforcent à leur tour. M. Bedjaoui l’a exprimé en ces termes : « L’histoire montre surabondamment qu’il n’existe pas d’exemple d’hégémonie économique qui ne soit accompagnée, consolidée et portée par une hégémonie culturelle […] L’ère des Pharaons, l’Antiquité grecque la Méditerranée romaine, l’Europe des Médicis ou celle des Conquistadors, ont historiquement produit un type de culture directement lié à la domination économico-politique ». (1)
On peut estimer toutefois que c’est à partir des années 1880 que les grands capitalismes ont pris pleinement conscience des possibilités que leur offre le champ culturel d’étendre leurs aires de commerce et d’investissement. C’est en effet au début de l’impérialisme dit moderne que les jalons d’une action culturelle d’un genre nouveau sont posés. L’exportation/diffusion de productions intellectuelles et de modèles culturels, le façonnement des mentalités visent à assurer et consolider une position politiquement et économiquement dominante. (2)
Pourquoi donc fallait-il que l’Europe conquérante marginalise des cultures, enferme artificiellement des peuples dans ses catégories ? Outre que les métropoles avaient à justifier leur expansion, elles devaient dans l’intérêt bien compris du capitalisme industriel entretenir le préjugé de l’exceptionnalisme occidental, opérer sur les hommes conquis une action de réduction-appropriation. Pour des raisons évidentes, le système colonial doit inculquer aux colonisés qu’ils ne savent pas fabriquer outils et produits élaborés, qu’ils ont et auront besoin des biens manufacturés métropolitains. Il doit les convaincre d’incompétence innée, les engager à planter, récolter et extraire selon ses besoins.
Au nom donc de l’industrialisme utilitaire, l’ethnocentrisme glissera vers « l’agression silencieuse » (J. P. Lycops) et le totalitarisme culturel. L’homme d’Occident est amené sur cette pente à aviliser et évincer les autres formes de logique. Son réflexe de supériorité, son emprise sur les consciences constituent la condition même de l’hégémonie économique qu’il exerce sur le monde.
Nul doute que l’activité économique comme l’échange reposent sur une différence de potentiel. L’une et l’autre sont mus par l’inégalité de conditions et de capacités d’action. La domestication culturelle – parallèlement au maintien de l’ordre – est à même d’assurer un cadre propice à l'entreprise coloniale, de rendre possible la réalisation d’objectifs économiques. « L’ethnocide implique l’implantation des catégories occidentales qui permettent l’utilisation à des fins économiques de la main-d’œuvre indigène. L’utilisation (ou l’exploitation) physique des populations colonisées ne semble pouvoir être envisagée que corrélativement et par un ethnocide ». (3)
Il existe bel et bien une corrélation entre la conscience colonisée et le contexte socio-économique colonial. L’acculturation en milieu conquis est par-dessus tout une condition négative, un bannissement ; c’est la ruine du dialogue culturel. Est-il possible de penser l’expansionnisme colonial indépendamment de la culture qui le sous-tend ? Le fait impérialiste est un tout, il est économique, social, politique, culturel et humain. Ce qui parait être une juxtaposition de pratiques et d’actions exercées isolément par les marchands, les militaires et les missionnaires (la fameuse « colonisation des trois M »), ne constitue en fait qu’un ensemble d’éléments liés organiquement entre eux. Chaque structure, chaque agent de la colonisation est le support de l’autre, même si les diverses actions ne sont pas toujours concertées.

L’enseignement principal de ce tour d’horizon est que non seulement l’hypothèque économique et l’hypothèque psychoculturelle vont de pair, mais elles fonctionnent selon la même logique. L’idée suivant laquelle le culturel, dans le contexte colonial, ne serait qu’un épiphénomène s’est révélée illusoire. La prépondérance des discours centrés sur l’économique a le grave inconvénient de laisser dans l’ombre les séquelles tangibles du contact culturel traumatique avec le système colonial et d’évacuer le phénomène d’anormalisation des comportements observés dans la phase néocoloniale.
Un point me semble hors de doute : les techniques les plus performantes, l’instrumentation la plus sophistiquée ne parviendront pas à briser les obstacles que leur opposeront l’esprit de démission et le sentiment d’impuissance que l’on a fortifiés en fortifiant le reflexe d’infériorité et de soumission. On pourra mobiliser des capitaux, introduire des savoir-faire ingénieux, faire usage de méthodes pointues pour évaluer des quantités économiques, on n’aura pas pour autant préparé la voie à une véritable dynamique de changement.


Thami BOUHMOUCH
Octobre 2016
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(1) Mohammed Bedjaoui, Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 11.
(2) Voir à cet égard l’article de Pierre Milza, Culture et relations internationales, Relations internationales n° 24, Hiver 1980.
(3) Robert Jaulin (textes réunis par), La décivilisation, politique et pratique de l’ethnocide, éd. Complexe 1974, p. 151. Je souligne.

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