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25 août 2016

LES RESSORTS INITIAUX DE L’HEGEMONIE [2/2] Volonté de légitimation de l’expansionnisme


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique


Dans le papier précédent, l’accent a été mis sur l’affirmation dogmatique du caractère unique et exceptionnel de la civilisation occidentale. (1) C’est sur une telle idée reçue que vont se développer les multiples influences culturelles sous la tutelle coloniale. L’idéologie ethnocentrique enseigne que les peuples subordonnés n’ont pas les qualités morales nécessaires pour organiser leur économie et engager des actions génératrices de progrès.

Le postulat de l’inégalité
Pour justifier l’expansionnisme, on s’est basé tour à tour sur les mobiles économiques, la puissance matérielle, l’inégalité des races, la mission civilisatrice à accomplir. Les conquérants devaient être certains de leur supériorité et l’affirmer avec force.
C’est la foi en la supériorité intrinsèque de la civilisation européenne qui a au fond suscité l’action coloniale et permis de la légitimer. Les hommes qui s’élancent à la conquête du monde ont besoin de se croire maîtres de son destin ; ils ont besoin d’une idéologie rassurante. Un système de justifications leur montre alors le caractère nécessaire de leurs actes. « Il s’agit de l’ensemble des rationalisations par lesquelles le colonisateur explique sa position dans le pays colonisé, son statut de supériorité et sa conduite à l’endroit des indigènes ». (2)
L’idéologie qui inculque que les peuples conquis n’ont pas de dispositions naturelles pour réaliser leur propre mutation engage du même coup le pouvoir colonial à éteindre toute volonté d’évolution autonome – puisque logiquement elle en postule l’impossibilité pratique. L’idéologie colonialiste en effet pose comme principe l’inégalité ontologique entre les hommes.
L’essentiel ici est de marquer avec force que le contact colonial est parvenu à imposer un ordre où le couple dominateur-dominé est promis à l’éternité. Le postulat de l’inégalité, en pénétrant profondément l’esprit de l’homme colonisé, a fait naître en lui un sentiment d’infériorité qu’il gardera par la suite. On devine les effets directs que cette perte de confiance en soi aura sur le maintien des liens de dépendance multiforme avec la métropole. Celle-ci est censée avoir vocation pour organiser le monde, exploiter les ressources, prodiguer outillages et savoir-faire. Aujourd’hui, le monde n’est pas régenté autrement… ce qui montre bien que le passé explique le présent.

Un sentiment prévalait au XIXème siècle que les inégalités du système colonial étaient à la fois inévitables et justes. J. S. Mill l’exprimait ainsi : « En premier lieu, les règles de la simple morale internationale impliquent la réciprocité. Mais les barbares sont incapables de réciprocité… Ensuite, les nations qui sont encore barbares n’ont pas dépassé le stade où elles ont sans doute avantage à être conquises et tenues en sujétion par des étrangers ». (3) C’est sur ce dogme que s’appuient le pouvoir colonial hier, comme le mécanisme d’exploitation internationale aujourd’hui.
A cet égard, Marx voyait d’un œil favorable la domination britannique en Inde, estimant qu’elle introduisait finalement des changements heureux dans ce pays « arriéré ». Selon lui, les communautés villageoises indiennes, lieu de « despotisme oriental », reposaient sur le fatalisme, le système des castes, des rites religieux paralysants. Les Britanniques – « conquérants supérieurs » – avaient alors le devoir de détruire la civilisation hindoue : « L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre génératrice – l’annihilation de la vielle société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie ». (4)
Ainsi Marx ne semblait pas déplorer la dislocation de l’ordre préexistant en Inde. Il n’hésitait pas à affirmer : « quels que fussent les crimes de l’Angleterre, elle fut un instrument inconscient de l’histoire en provoquant cette révolution ». (5) Pénétré de la volonté de puissance des nations, il écrivait encore : « la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu’aux nations les plus barbares ». (6)
Ce point de vue ethnocentrique, imprégné des idées de l’époque, ne pouvait à l’évidence pressentir les incidences économiques ultérieures des contacts traumatiques avec l’Occident colonial. Certes, de tels contacts ont apporté aux pays conquis l’imprimerie, le télégraphe, le chemin de fer… mais est-ce là le seul constat possible ? Peut-on croire que les ex-colonies avaient plus à gagner qu’à perdre de l’expansion occidentale, soutenir à l'instar de W. Tucker que « cette expansion a été un facteur crucial de transformation des peuples et de leur passage d’un état de simples objets de l’histoire à l’état de sujets ». (7)

Rupture de la problématique ethnocentrique
La négation catégorique des cultures extra-occidentales doit être regardée comme la marque de l’ignorance et surtout de la perversité. Car suivant quel critérium décide-t-on de la prééminence de telle ou telle civilisation ? Peut-on raisonnablement établir entre les diverses cultures un ordre de préséance ?
L’anthropologie remaniée a le mérite d’avoir dénoncé l’idée maitresse de race décadente qui a alimenté l’action coloniale. Elle a prouvé scientifiquement, par une démarche critique et positiviste, l'égalité de toutes les races et leur perfectibilité. Comme le montre Lévi-Strauss, les apports culturels des divers groupes humains sont dus à des circonstances géographiques, historiques et sociologiques, non à des aptitudes distinctes liées à la constitution anatomique ou physiologique. La diversité culturelle en effet n’est liée par aucune relation de cause à effet à celle qui existe sur le plan biologique entre certains aspects observables de groupements humains. Il s’agit de deux diversités parallèles, de deux terrains différents. (8)
C’est dire que les civilisations ne sont pas superposables, chacune d’elles ayant des caractères propres et se développent, à des paliers différents, selon son génie particulier. « Toutes cultures, y compris celle dites sauvages, relèvent du même esprit humain et mettent en œuvre à leurs propres manières ses virtualités innées ». (9)
Si donc rien ne permet d’affirmer la supériorité d’une race par rapport à une autre, les conceptions raciales constituent à coup sûr un acte politique. Au reste, il est établi que les déficiences alimentaires ont des effets dégradants sur les caractères anthropologiques de l’individu. De Castro montre en effet « qu’un grand nombre des caractéristiques tenues pour une supériorité ou une infériorité raciale n’ont rien à voir avec la race, car ce sont des produits exclusifs de l’action modélatrice des aliments ». (10)
Il ne suffit pas d’insister sur cette vérité scientifique majeure, il faut aussi s’arrêter à un fait historique troublant. A savoir que les peuples colonisés – dans leur diversité – disposaient jadis d’un type d’organisation sociale et d’une manière de vivre remarquables. Ces peuples dont la pensée relevait d’une logique complexe, étaient parfois à la pointe de la science et de la technique. C’était notamment le cas des Incas, des Mayas, des Aztèques qui, avant la conquête occidentale au XVIème siècle, excellaient en mathématiques, en astronomie, en médecine, en architecture comme dans les techniques de l’hydraulique et de l’irrigation. Selon B. Higgins, « L’Inde, l’Indonésie et la Chine avaient des armes à feu, des instruments de navigation, des moyens de transport terrestres et maritimes, des techniques de fabrication et d’agriculture et des systèmes d’éducation qui pouvaient se comparer favorablement avec les meilleurs européens ». (11)

En revanche, s’agissant de l’expansion coloniale à partir du XIXème siècle, la supériorité technique de l’Occident est amplement établie. Une telle expansion n’aurait certes pas été possible sans les progrès réalisés dans les domaines des communications, des transports et surtout de l’armement. Avant tout, les conquérants disposaient d’une force militaire, d’une marine puissante, d’armes à feu et de canons.
Dans un sens, pourrait-on dire, les nations colonisées étaient des nations colonisables. Il est vrai par exemple que le monde arabe avait atteint le stade du déclin bien avant le contact colonial. Depuis bien longtemps il avait perdu de son prestige et s’installait dans une posture d’engourdissement social persistante. Au-delà de leur infériorité matérielle manifeste, les pays en situation coloniale n’avaient pas une volonté politique et un idéal dépassant le modèle imposé. C’est le constat que fait P. Pascon : « En 1978 comme en 1900, le Maroc dans son large consensus n’a pas de projet historique offrant une alternative crédible à opposer à la domination étrangère. Voilà pourquoi, en 1978 comme en 1900, il est dominé par l’impérialisme »… (12)
Le fait est que, lorsqu’on cherche à cerner les mécanismes d’exploitation internationale, un problème se pose concrètement en termes d’impérialisme culturel historique. Il s’avère que la déviation existentielle à laquelle ont été soumises les sociétés dominées est non pas une conséquence involontaire de l’expansion coloniale, mais découle bien au contraire d’une action volontaire, engagée dès le début de cette expansion. Il importe alors de faire ressortir – objet du prochain papier – que la violence symbolique coloniale a des visées et des incidences proprement économiques.


Thami BOUHMOUCH
Août 2016
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(1) Cf. Les ressorts initiaux de l’hégémonie [1/2] Le préjugé de l’exceptionnalisme occidental https://bouhmouch.blogspot.com/2016/08/les-ressorts-initiaux-de-lhegemonie-12.html
(2) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le changement social, éd. HMH Points 1968, p. 229.
(3) Cité par Robert W. Tucker, De l’inégalité des nations, Economica 1980, p. 9.
(4) Karl Marx, Les résultats éventuels de la domination britannique en Inde, in Textes sur le Colonialisme, éd. du Progrès 1977, p. 93.
(5) Karl Marx, La domination britannique en Inde, Texte sur le cibid, p. 42.
(6) Karl Marx, Manifeste du parti communiste, éd. UGE 10-18, 1962, p. 25.
(7) Robert W. Tucker, op. cit., p.113.
(8) Cf. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Unesco 1952.
(9) Ch. Morazé et D. de Solla Price, in Ch. Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 251.
(10) Josué de Castro, Géopolitique de la faim, Ed. ouvrières 1952, p. 98.
(11) Benjamin Higgins, Economic development, New Yotk 1959, cité par J. Austruy, Le scandale du développement, éd. Rivière et Cie 1972, p. 29.
(12) Paul Pascon, Repenser le cadre théorique de l’étude du phénomène colonial, Revue juridique politique et économique du Maroc (Rabat) n° 5, 1979, p.133. Je souligne.

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