Série : Marketing
Dans les grandes surfaces et divers types de magasins (vêtements, cuir, cosmétiques…), l’écrasante majorité des prix affichés sont des nombres à virgule se terminant par les décimales 95 ou même 99. (1) Comment cette pratique très largement répandue est-elle perçue par le grand public ? Comment agit-elle sur la perception de l’acheteur potentiel ? Correspond-elle bien au fonctionnement de son psyché ? Quel est son effet sur les ventes et les bénéfices réalisés par le détaillant ?
Les distributeurs qui adoptent la méthode de
fixation des prix, appelée « odd princing », estiment pour ce
qui est des ventes réalisées qu’elle produit parfaitement l’effet voulu. En anglais, odd veut
dire : étrange, impair (dont la
division par 2 ne donne pas un nombre entier). Ce mot prend aussi le sens de
« et quelques » (par exemple « 19 et quelques »). En
français, c’est le terme impair qui est communément utilisé…
Les
prix impairs, appelés également prix magiques, prix psychologiques, prix intuitifs,
prix en trompe-l'œil ne sont
pas basés sur des calculs stricts. Appliquée aux produits mis en vente au détail, cette méthode de tarification consiste à
fixer un prix en nombre impair juste
en dessous du nombre pair/entier le plus proche, se
terminant par 95 ou 99 après la virgule. On
parle alors de prix « jamais ronds » ou « en dessous de la barre ».
Par exemple : 19,99 ou 99,95 au lieu de 20 ou 100. Le niveau du prix annoncé
est de fait en dessous de la « barrière psychologique ».
Cette
astuce se fonde sur l’idée que les prix ainsi maniés ont un
impact psychologique considérable sur
l’esprit de l’acheteur
potentiel. C’est
un procédé de brouillage
des prix par lequel les chiffres sont agencés de
manière à influer sur la perception de la valeur du produit proposé.
Dans un point de vente, un article de 199,95 ou 199,99 est perçu sensiblement comme moins onéreux
que si son prix était 200. Alors que le prix pair suggère intuitivement que le détaillant l’a
arrondi au nombre entier supérieur, le prix impair (et comportant
une virgule) donne l’impression d’avoir
été « étudié » scrupuleusement avant d’être affiché, que la marchandise, présumée
offerte au prix le plus bas possible,
« n’est pas chère ». Le prix dans ce cas parait
donc crédible, donne une impression d’honnêteté de la part du
commerçant et suscite une certaine confiance.
Cette technique de vente dérive en fait de l’idée de seuil psychologique. Le but est bel et bien de maquiller le prix, de camoufler le niveau auquel l’individu est censé renoncer à l'achat (l’obstacle mental tant redouté). (2)
L’observation in situ
du consommateur – vu qu’il est exposé à un flux continu de prix – permet de montrer
qu’il
n’est pas disposé à passer beaucoup de temps à évaluer les divers prix affichés. Il est prouvé qu’il procède à des rapprochements cognitifs, en simplifiant
l’information reçue. Son subconscient
ne retient que la première information visuelle : le ou les premier(s)
chiffre(s) ou le chiffre avant la virgule.
C’est ce qu’il lit et mémorise. C'est l'ordre de grandeur qui lui importe. Il tend à centrer l’attention sur l'unité
monétaire immédiatement inférieure,
c’est-à-dire à arrondir les prix vers le bas, plutôt que vers le haut.
De ce fait, l’acheteur perçoit le prix à un
niveau inférieur à ce qu'il est réellement. Lorsque le prix affiché
est 29,95
ou 29,99, il est spontanément situé dans la fourchette inférieure
à 30, ce qui est censé déclencher la décision d’achat. Tant que ce seuil (prix
rond) n’est pas franchi, la demande est assurée. Le chiffre 30 ne venant pas immédiatement à l’esprit de l’individu, le
prix affiché est situé dans la gamme des
« vingt » plutôt que dans celle des « trente » ; il
est considéré
comme « juste au-dessus de 20 » et non pas « juste en dessous de
30 ». Il est associé
machinalement à
une dépense de 25 ou même de 20 et donne
à l’acheteur l'impression qu’il fait une bonne affaire, que le prix est une
aubaine. De là, il agit comme un catalyseur.
(3)
A y regarder de
près, s’agissant d’un prix comportant plusieurs chiffres, les premiers sont regardés
par l’acheteur comme plus « importants » que les derniers ; ce
qui permet de définir un taux
d'importance pour chacun d’eux et d'en déduire les concepts de « prix
perçu » et de « prix réel ». (4) Considérons le prix
d’un téléviseur à 2899,95. Le chiffre 2 – premier signe visuel –
représente une grande part de l'information, car le nombre 2000 constitue 69 %
du prix ; l’acheteur va donc appréhender clairement cette valeur. Le
deuxième chiffre, correspondant à 800, soit 28 % du prix, sera également lu et retenu.
Le troisième chiffre 90 est négligeable puisqu’il n'apporte que 3 % de l'information.
En conséquence, le
prix perçu est 2800 !
La partie « importante »
du prix étant définie, le vendeur est en mesure d’y faire suite en plaçant les chiffres
9. Ceux-ci étant situés dans la partie non lue, non considérée, n’influent pas sur
le prix perçu et n'ont donc pas d’incidence négative sur la décision
d’achat. Les prix maniés de la
sorte génèrent une demande plus forte que si l’acheteur était parfaitement rationnel. (5) Le montant 99,95 – non perçu – entre
entièrement dans les bénéfices, en permettant une maximisation de
la marge réalisée par le vendeur.
Cette technique en trompe-l'œil, notons le, convient parfaitement aux entreprises qui souhaitent être perçues comme des détaillants à prix réduits. A l’inverse, elle se révèle inefficace et son effet psychologique est dommageable lorsqu’elle a un impact négatif sur la perception de la qualité du produit, conduisant à une demande refrénée. « Les consommateurs peuvent considérer qu'une machine à café à moins de 20 € n'est pas assez chère et voir le prix comme un signe de mauvaise qualité. Par conséquent, en fixant le prix d'une machine à café à 19,99 €, la demande peut baisser considérablement ». (6) En somme, l’entreprise qui positionne ses produits dans le haut de gamme fixe logiquement ses prix sur la base de nombres entiers.
Certains vendeurs il
est vrai abusent des prix impairs. « Même si cette pratique
est très courante et considérée comme légitime par les distributeurs, elle n’en
soulève pas moins un problème éthique
et il convient d’évaluer les conséquences pour le consommateur ». (7)
On sait que dans l’intérêt
des acheteurs le prix affiché doit être lisible et univoque. Ceux-ci, n’étant
pas en état d’alerte permanent, se fourvoient à tous les coups. Pourquoi faut-il
tolérer que, pour un prix de 5,95 dh par exemple, les décimales 95 soient minuscules
et surtout mises à l’écart dans le coin de l’affiche, d’une manière telle que
personne ne puisse les voir ? Ce stratagème n’est pas négligeable : un
dirham est ainsi soutiré tous les jours – à la dérobée et sans coup férir – à une
flopée d’acheteurs et pour chacun des articles mis en vente. (8)
Thami
BOUHMOUCH
janvier 2024
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(1) Cf. Holdershaw
J., Gendall P., Garland R., “The widespread of use of odd pricing in the
retail sector”, Marketing Bulletin, 1997.
(2)
Cf. mon
article : De l'exigence d'un marketing a visage humain https://bouhmouch.blogspot.com/2012/11/de-lexigence-dun-marketing-visage-humain.html
(3) Cf. http://www.businessdictionary.com/definition/odd-even-pricing.
html Voir aussi : https://www.priceintelligently.com/odd-even-pricing
(4) Cf. Gaël
Grasset, Prix magiques https://www.lokad.com/fr/prix-magiques
(5) Cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Psychological_pricing Voir aussi : https://www.emeraldinsight.com/doi/abs/10.1108/03090569710190541
(6) Gaël Grasset, op. cit.
(7)
Ch. Michon, O. Badot, G. Bascoul, Le
Marketeur : Fondements et nouveautés du marketing, éd.
Pearson 2010, p. 526. Je souligne.
(8) Cf. mon
article : Affichage des
prix : pourquoi, comment ? https://bouhmouch.blogspot.com/2011/10/affichage-des-prix-pourquoi-comment.html